Plus important recul de la publicité du tabac en trente ans

Sans tambour ni trompette, les trois grands fabricants canadiens de cigarettes se sont pliés, le 1er octobre, aux dispositions des lois canadienne et québécoise qui leur interdisent désormais de faire la publicité de commandite dans l’affichage, dans les points de vente, à la télévision et à la radio.

Les deux possibilités restantes pour faire valoir leurs marques, et ce dans les 10 % inférieurs du support, sont les publications (à lectorat adulte d’au moins 85 %) et l’affichage dans les bars. Les enseignes demeurent permises sur les lieux des activités commanditées, sans obligation de suivre la norme du 10 % du bas.

Cette étape du 1er octobre constitue en fait le recul le plus important de la publicité du tabac au Canada depuis le début des années 1970, alors que les fabricants avaient eux-mêmes mis fin à leurs annonces traditionnelles à la télévision et à la radio, et à leurs primes offertes suivant l’achat de cigarettes.

Le débat sur la publicité du tabac ne date pas d’hier. « La cigarette : Ottawa serait prêt à aller jusqu’à l’interdiction de toute publicité », titrait à la une Le Devoir du 20 décembre 1968. Pour éviter une loi fédérale sévère, les fabricants avaient, en 1972, adopté un code volontaire de restrictions, qu’ils ont cependant fréquemment enfreint.

Ce n’est qu’en mai 1988, fortement poussé par le lobby de la santé, que le gouvernement canadien a progressivement interdit (loi C-51), du moins en théorie, toutes les publicités du tabac et les commandites liées aux marques de cigarettes. Cependant, les fabricants, Imperial Tobacco en tête, se sont alors empressés de fonder des compagnies de façade, comme Player’s Ltée, du Maurier Ltée, ou Export‘A’Inc., lesquelles ont continué à commanditer des événements et à les annoncer sans vergogne. Faute de volonté politique, et voyant sa législation contestée devant les tribunaux, le gouvernement conservateur de Brian Mulroney n’a jamais tenté de freiner ces activités promotionnelles douteuses des fabricants.

Cour suprême

Ainsi, de 1989 jusqu’au jugement de la Cour suprême de 1995 sur la publicité du tabac, les fabricants ont poursuivi sans relâche la promotion de leurs marques par l’entremise de commandites sportives, récréatives ou culturelles.

Il est utile de préciser que, depuis les années 1960, les multinationales du tabac ne décrivent pratiquement jamais leurs cigarettes dans leurs annonces, préférant simplement associer leurs marques et leurs paquets à des scènes et des personnages attrayants. Cette pratique pour le moins trompeuse, de lier des produits mortels à des activités agréables, convenait parfaitement à la promotion par le biais de commandites.

Après le jugement serré de la Cour suprême, à 5 voix contre 4, qui rendait illégale l’interdiction totale de la publicité du tabac, les fabricants ont tenté de lancer de nouvelles marques de cigarettes, avec représentation des paquets, telles les Sportsman, les Veloutée et les Plus. Devant l’échec commercial de ces dernières, les cigarettiers se sont concentrés sur ce qui leur était le plus favorable, à savoir la publicité des marques bien établies, sous prétexte de commandite.

Loi C-71 en 1997

En mars 1997, encore une fois extrêmement sollicité par la communauté de la santé, le gouvernement canadien a de nouveau légiféré, cette fois en encadrant sévèrement la publicité du tabac (sans l’interdire totalement) et en freinant la promotion des commandites (à compter d’octobre 1998). Très strictes, les normes publicitaires de la loi C-71 ont fait en sorte que les fabricants ont continué à ne miser que sur leurs commandites. Aucune annonce de cigarettes, conforme aux dispositions actuelles, n’a encore vu le jour.

Harmonisations fédérale et québécoise

Toutefois, devant les pressions des milieux artistiques, sportifs et médiatiques, provenant en particulier du Québec, le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, avait annoncé, peu avant le Grand Prix Player’s du Canada de juin 1998 (course de Formule 1), un report d’au moins deux ans de la série de restrictions sévères aux commandites.

Quelques jours plus tard, le projet de loi 444 du Québec, sur le point d’être adopté, s’est harmonisé avec la décision fédérale, en retenant les dates du 1er octobre 2000 pour les restrictions aux commandites et du 1er octobre 2003 pour leur disparition définitive. En décembre 1998, la loi canadienne (C-42) reprenait à son tour grosso modo les normes et l’échéancier de la loi québécoise.

Changement à 180°

Pour sa part, le gouvernement du Québec a complètement modifié son attitude à l’égard de la publicité du tabac durant la dernière décennie. Au début des années 1990, ses procureurs plaidaient aux côtés de l’industrie, demandant l’annulation de la loi fédérale C-51 sous prétexte qu’elle empiétait sur sa juridiction. Et après moult péripéties, le 17 juin 1998, à l’initiative de l’ancien ministre de la Santé Jean Rochon, l’Assemblée nationale adoptait à l’unanimité une loi plus sévère, plus étendue et plus claire que celle du Canada.

Contexte différent

Après avoir constaté à quel point les fabricants canadiens s’étaient moqués de la loi canadienne de 1988, le lobby antitabac était anxieux de voir dans quelle mesure les sévères restrictions d’octobre 2000 allaient être respectées.

Face à des lois de deux niveaux de gouvernements (québécois et canadien), et devant le jugement de la Cour suprême qui reconnaissait le droit d’interdire la publicité de tabac du genre style de vie (comme celle des commandites), les fabricants se sont, cette fois, passablement pliés aux nouvelles normes.

Durant le mois de septembre, les affiches des Sports extrêmes Export‘A’, des Arts du Maurier et de l’équipe de course Player’s, par exemple, ont graduellement disparu du paysage. Les annonces télévisées du même type ont également été retirées des ondes, en vertu des lois, mais aussi conformément au code volontaire des fabricants de 1972!

Victoire discrète

Même si ce retrait de promotion des marques de cigarettes est l’aboutissement de plus de trente ans d’efforts de la communauté de la santé, et même si le sujet des commandites du tabac avait captivé le Québec en 1997 et en 1998, l’étape d’octobre 2000 s’est déroulée sans grand intérêt de la part des médias.

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a émis un communiqué, le 26 septembre, intitulé : « Le 1er octobre, les jeunes Québécois seront protégés davantage contre les stratégies de marketing de l’industrie du tabac ». Ce rappel n’a suscité qu’une retombée notable, soit un article de La Presse titré « Publicité des cigarettes : c’est presque fini… », dans lequel le journaliste Sylvain Larocque reprend l’argumentaire de la Coalition mais rapporte aussi des « pertes importantes » pour les compagnies d’affichage. Pourtant, ces dernières semblent toujours bien en santé, notamment grâce aux marchés croissants d’Internet, des nouveaux canaux de télévision et des téléphones cellulaires.

Les groupes dédiés à la lutte contre le tabagisme étant constamment débordés, aucune activité n’a été organisée pour célébrer cette victoire de la santé publique sur l’industrie du tabac. Quant aux fabricants de cigarettes canadiens, ils pourraient eux aussi fêter, non seulement pour avoir maintenu leurs marques pendant une trentaine d’années dans l’ensemble des supports publicitaires et des médias, mais pour avoir accru leurs bénéfices d’exploitation de manière spectaculaire, cela dans un contexte difficile et un marché diminué.

Encore l’équipe Player’s

La compagnie Imperial Tobacco, forte de son équipe de représentants sur la route, n’a toutefois pas reculé d’un centimètre dans les points de vente. En septembre et octobre, elle y a fait remplacer toutes ses affiches des Arts du Maurier et de l’équipe Player’s par de nouvelles illustrations d’une voiture de course, dans des tons de bleu. Appartenant conjointement au cigarettier et au richissime américain Gerald Forsythe, l’équipe Player’s-Forsythe, basée en Indiana, est en course dans la série CART, disputée principalement aux États-Unis.

Ainsi, même si le mot Player’s n’y est plus, ces panneaux continuent, par marketing croisé, à faire la promotion de l’équipe Player’s et des paquets de cette marque, lesquels sont tous de dominante bleue. Ces affiches sont d’ailleurs habituellement placées au-dessus des étalages de cigarettes qui restent toujours aussi envahissants.

Au tour de JTI-Macdonald

Devant cette initiative d’Imperial Tobacco, son concurrent japonais JTI-Macdonald lui a déjà emboîté le pas, installant dans les points de vente des affiches annonçant sa série de Sports extrêmes, sans le mot Export‘A’, mais avec le slogan « Va jusqu’au bout ». Toutefois, le stratagème avantage Imperial puisque l’équipe Player’s, facilement identifiable par une voiture de course bleue, profite d’une large visibilité dans les médias, surtout chez nous à cause de ses pilotes québécois Patrick Carpentier et Alexandre Tagliani.

Quant à l’autre fabricant, Rothmans, Benson & Hedges, il poursuit sa publicité dans les points de vente par une manigance différente. Il emballe maintenant certaines de ses marques Benson & Hedges de sorte que la cartouche prend l’apparence d’un paquet géant. Les marchands sont ensuite rémunérés pour installer ces cartouches sur leurs murs. Et le tour est joué!

Coalition stupéfaite

Dénonçant le retour de la promotion des commandites du tabac dans les points de vente, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a révélé avoir déjà porté plainte à Québec. Selon la Coalition, les nouvelles affiches dans les dépanneurs sont « probablement illégales », puisqu’elles constituent de la publicité indirecte de type style de vie, évoquant des marques de cigarettes sans pourtant les nommer expressément.

La Coalition met en lumière le fait que pendant la période où Imperial Tobacco prétend, à pleines pages de publicité, avoir à coeur la prévention du tabagisme chez les jeunes, cette compagnie multiplie ses panneaux de course automobile dans des dizaines de milliers de points de vente accessibles aux enfants. « Il est clair que la situation a assez duré, affirme le coordonnateur de la Coalition, Louis Gauvin. L’industrie du tabac n’est pas au-dessus des lois et il est grand temps de la remettre à l’ordre. »

Neuf affiches devant Santé Canada

La désinvolture d’Imperial Tobacco s’est manifestée notamment au Complexe Guy-Favreau de Montréal, un grand immeuble fédéral où est située la direction générale de Santé Canada au Québec. Pas moins de neuf des nouvelles affiches de la série CART sont exposées devant le dépanneur et le magasin de journaux de la galerie intérieure du Complexe.

Toujours sur Internet

Le géant canadien du tabac défie également les lois canadienne et québécoise en opérant encore le site Internet de l’équipe Player’s, à l’adresse de Lequipe-Players.com. Apparemment, ses avocats semblent prêts à plaider que le réseau Internet constitue une « publication ».

De surcroît, le site est depuis octobre l’objet d’annonces pleines pages, sur tons de bleu, dans les télé-horaires, les journaux universitaires et les hebdomadaires culturels. Cette publicité, attrayante pour les jeunes, associe l’informatique et Internet avec la marque Player’s. Aucun événement n’y est signalé.

Publicité plutôt que prix réduits

La saga de la publicité et la promotion du tabac n’est donc pas près de s’achever. Les deux gouvernements, du Canada et du Québec, ont dans leurs lois des mesures aptes à réglementer la disposition et la promotion des produits du tabac dans les points de vente. Il semble que cela soit la prochaine étape, a-t-on appris. Quant aux grands fabricants, ils voudront certainement maintenir une visibilité maximale pour leurs marques, de manière à entretenir une image acceptable du tabagisme et à éviter toute concurrence par les prix, laquelle pourrait leur être très coûteuse.

Denis Côté