Des économistes démolissent les prétentions de certains marchands et de leur expert improvisé

La baisse des taxes sur les cigarettes en 1994 a eu un effet à la hausse sur la quantité consommée et sur la préva­lence du tabagisme. Cet enchaînement avait déjà été vérifié, prouvé antérieurement par un certain nombre d’études scientifiques canadiennes.

Pour l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA), un groupe de commerçants de tabac (voir note 1), la baisse des taxes de 1994 n’a cependant influencé que le lieu d’approvisionnement de plusieurs fumeurs, lesquels n’ont fait que repasser du marché noir au marché des cigarettes taxées. C’est cette croyance qu’a confortée au début de janvier un professeur de marketing à l’École des Hautes études commerciales (HEC) de Montréal, Jean-François Ouellet, dans un « rapport » que lui avait commandé l’ACDA. Cette dernière a donc claironné à la presse, avec un certain écho : « Baisse majeure des taxes sur le tabac en 1994 : impact zéro sur le tabagisme conclut HEC Montréal ».

Selon Philip Morris, le marché légal s’est accru de 6 % au Canada en 2009, grâce aux mesures contre le marché noir. Ici, des cigarettes illégales sont détruites par les autorités.

Ce n’est toutefois pas ce que disent les chiffres, selon Pierre-Yves Crémieux, Pierre Ouellette, Marc Van Audenrode, Lisa Pinheiro et Emmanuel Guindon, qui ont, à la demande de groupes de promotion de la santé, lu le texte de Jean-François Ouellet et en ont critiqué par écrit la grande faiblesse méthodologique, les faits distordus et les conclusions tirées par les cheveux. Ouellette et Crémieux enseignent la science économique à l’Université du Québec à Montréal et Van Audenrode fait de même à l’Université de Sherbrooke. Pinheiro possède une formation en mathématique et en finance, et est vice-présidente du Groupe d’analyse, un cabinet international de consultants en économie auquel les trois professeurs collaborent. Guindon est chercheur en économie de la santé à l’Université McMaster, à Hamilton, en Ontario.

Préciser les causes : tâche ambitieuse

Des données publiées en 1995 dans la revue Maladies chroniques au Canada sous la signature de l’économiste Thomas Stephens, des données que ni Jean-François Ouellet ni l’ACDA n’ont remises en question, indiquaient qu’après trois ans d’augmentation, de 1990 à 1993, le nombre de cigarettes vendues en contrebande chutait brutalement en 1994, pendant que le nombre de cigarettes vendues légalement suivait un parcours en sens inverse. C’est ce qui a amené le professeur Ouellet à écrire : « Du jour au lendemain, les ventes légales de tabac ont retrouvé leur cours d’antan. »

En fait, l’article de Stephens montrait qu’elles ont fait plus que cela. Pendant que les ventes illégales chutaient de plus de 10 milliards de cigarettes, de 1993 à 1994, les ventes légales augmentaient de plus de 15 milliards d’unités.

Deux phénomènes avaient donc été observés en 1994 : une chute radicale des taxes ET une augmentation des ventes totales de cigarettes.  Scientifiquement parlant, cela ne voulait pas nécessairement dire qu’un phénomène a causé l’autre, même si c’était une hypothèse sensée.  (En fait, dans cette histoire, la relation de cause à effet est maintenant confirmée depuis longtemps.) Néanmoins, en reprenant des données brutes de Statistique Canada, en comparant les provinces qui ont baissé la taxe sur le tabac et les provinces qui ne l’ont pas fait, et en jouant avec différentes variables, le professeur Ouellet est arrivé à la conclusion, plutôt extraordinaire, que le hasard pourrait autant être à l’origine de la hausse des ventes totales de cigarettes en 1994, que la baisse de taxes de cette année-là.

Correction par les scientifiques

Parmi ses nombreuses critiques du texte de M. Ouellet, le groupe composé de Crémieux, Ouellette, Pinheiro et Van Audenrode souligne que le « Prof. Ouellet » (sic) ignore les tendances qui étaient présentes dans différentes provinces avant la baisse des taxes, minimise les résultats montrant un impact statistiquement significatif de la baisse des taxes, introduit des manipulations arbitraires qui distordent les données, néglige de tenir compte des variations de la composition sociodémographique des différentes provinces, utilise des comparaisons erronées pour contredire des données révélant une sensibilité des quantités de tabac demandées au changement de prix, et tire des conclusions non justifiées par son analyse. Entre autres.

Comme ses confrères du Groupe d’analyse, l’économiste Emmanuel Guindon note que le professeur Ouellet fait peu de cas des précautions méthodologiques et des connaissances scientifiques accumulées avant lui sur le lien entre la consommation de cigarettes et leur prix. On peut s’étonner, par exemple, que Jean-François Ouellet mentionne parmi ses références un article de Frank Chaloupka daté de 1998, sur la dépendance… à l’alcool, et donne l’impression d’ignorer les travaux plus récents de cet économiste considéré comme une autorité mondiale en matière de taxation du tabac.

Même Philip Morris contredit l’ACDA

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) a reproché à l’ACDA sa tentative de janvier de faire croire que le gouvernement canadien aurait caché les conclusions de l’Enquête sur le tabagisme de 1994-95. La CQCT trouve qu’il n’y a pas matière à imaginer une conspiration : les données brutes de l’enquête étaient disponibles depuis longtemps sur le site en ligne de Statistique Canada; et moult articles scientifiques sont parus sur le sujet.

De plus, sans minimiser l’ampleur problématique du marché noir, Heidi Rathjen et Flory Doucas de la CQCT jugent aussi que l’ACDA n’est pas fondée de déclarer que la contrebande est en « progression fulgurante ». La CQCT cite un rapport trimestriel du cigarettier Philip Morris International, daté d’octobre 2009, qui dit: « Au Canada, le marché total des cigarettes dont les taxes ont été payées a augmenté de 6,1 %, reflétant principalement l’application plus rigoureuse de mesures pour réduire les ventes en contrebande. » Déjà en mars 2009, le magazine YCM, distribué et destiné aux exploitants de dépanneurs au Canada, rapportait une augmentation de 2,3 % des ventes légales de tabac au Québec entre 2007 et 2008.

Lorsque l’ACDA ou son vice-président Gadbois prétendent que « la contrebande envahit nos écoles » ou que « les jeunes fument plus que jamais », la CQCT rappelle que la proportion des fumeurs chez les élèves du secondaire au Québec est tout de même passée, selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), de 38 % en 1996-97 à 22,8 % en 2002, puis à 14,7 % en 2008, un plancher historique. À la lumière des données de l’ISQ, la CQCT remarque aussi que le tiers des élèves du secondaire qui fument et qui sont d’âge mineur déclarent acheter leurs cigarettes de commerces légaux, qui n’ont pourtant pas le droit de leur en vendre.

Aux yeux de Melodie Tilson, de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation est un paravent médiatique des grands cigaret­tiers canadiens (the friendly neighbor­hood face of Canadian Big Tobacco).

Le Québec a les taxes les plus basses au pays

Dans sa croisade de plusieurs années pour réduire les taxes sur le tabac, l’ACDA donne à croire que le prix trop élevé des cigarettes engendre une contrebande qui serait de plus en plus florissante. Or, depuis six ans au Canada, le prix du paquet de cigarettes augmente à peu près au même rythme que les prix à la consommation en général, pendant que les cigarettiers continuent d’engranger des profits. Si la hausse des prix est trop rapide pour le groupe de dépanneurs que représente Michel Gadbois, ceux-ci pourraient blâmer les fabricants. Au Québec, l’impôt provincial sur le tabac n’a pas bougé depuis l’automne 2003. De plus, le Québec et l’Ontario, qui seraient les plus affectés par la contrebande, selon les estimations mêmes de l’ACDA, sont les deux provinces canadiennes où le niveau total des taxes sur le tabac et le prix des cigarettes sont au plus bas.

Ce que disent des études sérieuses

Travaillant à partir des mêmes données d’enquêtes de Statistique Canada que Jean-François Ouellet, l’économiste Vivian Ho Hamilton et des chercheurs de l’Université McGill, à Montréal, étaient arrivés à une conclusion diamétralement opposée. Ils affirmaient en janvier 1997 dans le Canadian Medical Association Journal: « Bien que les taux de tabagisme baissent au Canada, les coupures de taxes sur le tabac semblent avoir ralenti le taux de diminution en encourageant plus de non-fumeurs à commencer à fumer et moins de fumeurs à arrêter ».

Après avoir étudié des données analogues sur une plus longue période, B. Zhang, J. Cohen, R. Ferrence et J. Rehm, dans un article paru dans l’American Journal of Preventive Medicine en 2006, ont remarqué que « le prix réduit des cigarettes était associé, de façon significative, à l’initiation au tabagisme plus élevée. » Ces quatre spécialistes en santé publique de l’Université de Toronto ont aussi observé que : « Les jeunes adultes sont sensibles aux prix des cigarettes. Les réductions de prix des cigarettes mèneront à une augmentation de l’adoption du tabagisme au sein de ce groupe ».

En 2002, Diane P. Dupont et Anthony J. Ward, qui sont professeurs d’économique à l’Université Brock, à Saint Catharines, en Ontario, ont estimé que la baisse du prix de vente des cigarettes au début de 1994 a causé dans l’année une augmentation de 25 % du nombre de fumeurs quotidiens parmi les jeunes de 14 à 18 ans.

Toujours en 2002, les économistes Jonathan Gruber, Anindya Sen et Mark Stabile, chercheurs associés au prestigieux National Bureau of Economic Research de Cambridge, au Massachusetts, ont calculé la sensibilité du nombre de cigarettes demandées à une variation du prix de vente, en tenant compte de l’existence des cigarettes achetées sur le marché noir. Résultat pour le Canada : une baisse de 10 % du prix du produit y augmente de 4,6 % la quantité totale demandée. Cette « élasticité-prix » est même plus forte lorsqu’on considère la demande de tabac des fumeurs à plus faible revenu.

Médecin, épidémiologiste et auteur principal du rapport de la Banque mondiale sur l’économie du tabac, Prabhat Jha, qui enseigne à l’Université de Toronto, a été interrogé par l’ADNF et a résumé ainsi la témérité des ambitions du professeur Ouellet d’HEC : « Nier la loi de la demande en économique est comme de nier la loi de la gravité en physique ».

Pierre Croteau

Note [1] : Ne pas confondre l’ACDA et l’Association des détaillants en alimentation (ADA).