Des dépanneurs réclament une commission parlementaire sur le marché noir du tabac

Avec l’appui du PQ et de l’ADQ
Deux des trois grands fabricants canadiens de cigarettes ont plaidé coupables d’activités reliées à la contrebande de tabac qui a fait rage, surtout au Québec, au début des années 1990. Ils ont écopé de pénalités totalisant 1,15 milliard $ payables aux gouvernements fédéral et provinciaux. Ottawa récoltera 575 millions $ sur quinze ans alors que la part destinée à Québec est de 210 millions $.

En parallèle, mais sans se concerter, les groupes de santé et l’industrie du tabac maintiennent leur pression sur les autorités politiques québécoises et canadiennes pour qu’elles renforcent la lutte à la contrebande des cigarettes. Selon une recherche financée par l’industrie et dévoilée à la mi-septembre, les cigarettes illégales représenteraient 40 % du marché au Québec et 48 % en Ontario, pour une moyenne pancanadienne de 33 %.

De son côté, François Damphousse, le président de la Campagne pour l’action sur la contrebande de cigarettes et la santé, croit que la part du marché noir serait plutôt de l’ordre d’environ 30 % dans ces deux provinces les plus populeuses. Le Québec et l’Ontario sont particulièrement touchées par le problème, du fait qu’elles abritent les quatre réserves autochtones d’où provient l’ensemble des produits illicites.

Au cours des derniers mois, l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA) est le groupe qui s’est fait le plus entendre dans les médias et par la population. L’AQDA est une division régionale de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA), mieux connue sous son appellation anglaise de Canadian Convenience Stores Association.

À l’occasion d’une tournée de conférences de presse régionales, souvent tenues dans des dépanneurs, l’AQDA réclame la tenue d’une commission parlementaire québécoise sur le fléau de la contrebande. Lors de la récente campagne électorale, ce nouvel organisme dirigé par Michel Gadbois a obtenu l’appui des deux partis d’opposition, l’Action démocratique du Québec (ADQ) et le Parti québécois (PQ). Dans plusieurs circonscriptions, les candidats des deux formations ont signé une déclaration exigeant la tenue de ladite commission et se sont même fait photographier ensemble, en compagnie de M. Gadbois. L’ancien chef de l’Opposition, Mario Dumont, a participé à ces manifestations.

Visibilité des dépanneurs

Conjointement avec l’industrie du tabac, l’AQDA se consacre surtout à combattre la contrebande, laquelle fait perdre beaucoup de clients à ses membres et à ses bailleurs de fonds. Se présentant comme le « leader du mouvement de contestation des dépanneurs qui a amené le gouvernement à baisser les taxes sur le tabac en 1994 », Michel Gadbois réussit à attirer de nombreux dépanneurs dans sa démarche. L’Association des marchands dépanneurs et épiciers du Québec (AMDEQ), dirigée par Yves Servais, s’est ralliée à la tournée de l’AQDA.

Par contre, l’Association des détaillants en alimentation (ADA) du Québec, plus importante et plus représentative, est en froid avec M. Gadbois, car ce dernier lui fait maintenant une concurrence directe dans le recrutement de membres. L’ADA s’affiche plutôt en compagnie du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec, lequel finance un projet pilote, le programme VITAL du Département de police de Laval. En campagne électorale, l’ADA, dirigée par Florent Gravel, a d’ailleurs demandé au gouvernement d’étendre le projet VITAL à l’ensemble du Québec. Cette initiative cible les revendeurs locaux du marché noir et fait appel à des dénonciations.

Groupes de santé

Dans le dossier de la contrebande, le mouvement antitabac québécois, de même que les groupes de santé qui l’appuient généralement sans réserve, sont moins visibles aux yeux du public. Cela s’explique par le budget disproportionné dont profite la machine de relations publiques de la campagne de l’AQDA (à preuve : véhicule officiel géant de la campagne, multiples conférences de presse, recrutement de politiciens, site web très actif, etc.).

Toutefois les porte-parole du côté de la santé, tels que François Damphousse de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), Louis Gauvin, de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT), ou Mario Bujold, du Conseil québécois sur le tabac et la santé, accordent régulièrement des entrevues sur le sujet. En résumé, ces leaders indiquent que la contrebande est une catastrophe sur le plan de la santé publique, à cause des bas prix qui entraînent les fumeurs à consommer davantage plutôt qu’à arrêter. Selon eux, l’idée de baisser les taxes serait une fausse solution. Des manufactures illégales bien connues sont à la source du problème, plutôt que des fumeurs à la recherche d’aubaines.

De toute façon, même si on éliminait toutes les taxes sur le tabac, le marché légal ne pourrait toujours pas faire compétition aux prix des manufacturiers autochtones. Contrairement à la crise de contrebande des années 1990, laquelle était alimentée par les cigarettes dites « premium » des trois principaux manufacturiers canadiens, les réseaux actuels écoulent des produits rudimentaires. Économique à fabriquer, un sac de 200 cigarettes se détaille, sur les réserves, à un prix aussi bas que 10 $, selon nos sources. C’est 7 fois moins dispendieux qu’une cartouche légale. Dans les villes du Québec, ces sacs de 200 cigarettes se détailleraient à un prix allant de 15 à 20 $.

En somme, une chute des taxes priverait les gouvernements québécois, ontarien et canadien de milliards, tout en contrecarrant des années de lutte contre le tabagisme.

Le jeu de l’industrie

Plusieurs grands acteurs du mouvement antitabac craignent également de s’embarquer dans « le jeu de l’industrie », lequel consisterait non seulement à faire des pressions pour baisser les taxes, mais aussi à faire du marché noir l’unique enjeu de la lutte antitabac. « Même s’il faut combattre la contrebande avec tous les moyens à notre disposition, il ne faut pas ralentir les progrès réglementaires sur l’industrie et les produits légaux », a fait valoir Heidi Rathjen, directrice de campagne de la CQCT.

Pour sa part, la Coalition a écrit aux candidats des cinq principaux partis provinciaux pour leur demander de « procéder avec prudence avant d’endosser » le mouvement en faveur d’une commission parlementaire. Sans s’opposer formellement à un tel exercice, le groupe dirigé par Mme Rathjen et M. Gauvin craint que la commission ne devienne une tribune des dépanneurs pour réclamer une baisse de taxes, laquelle aurait un effet désastreux sur la santé des Québécois et des Canadiens.

Baisse des taxes

Bien qu’il ne se gêne plus, effectivement, pour réclamer une baisse substantielle des taxes sur le tabac, Michel Gadbois convient que cette avenue serait insuffisante, à cause de l’énorme différence de prix entre les marchés légal et clandestin. « Si c’était la seule solution, a-t-il dit à La Voix de l’Est, on ne demanderait pas une commission parlementaire. » De fait, c’est dans l’optique de réunir des élus, des experts du milieu de la santé et des intervenants sociaux, autour d’une même table, que cette initiative a été lancée, rapporte le quotidien de Granby.

Questionné à savoir ce qu’il pensait de la tenue d’une commission parlementaire québécoise sur la contrebande, François Damphousse de l’ADNF se dit ambivalent. D’une part, il rappelle que des audiences similaires ont eu lieu devant le comité permanent sur la sécurité publique et nationale au Parlement canadien en mai 2008. Selon lui, les solutions au problème se situent surtout à l’échelle fédérale. Par contre, il aime l’idée que les organismes de santé aient l’occasion de se faire entendre plus clairement sur le sujet.

Non à la contrebande, non à la baisse des taxes

Afin de riposter à la campagne tapageuse de l’AQDA, dont le slogan est « Non à la contrebande, oui à la commission », la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a écrit aux candidats des dernières élections provinciales. Dans sa lettre ouverte, datée du 28 novembre et intitulée « Non à la contrebande de tabac, non à la baisse des taxes », la Coalition rappelle que tous les fumeurs seraient affectés par une éventuelle (et indésirable) baisse de taxes, car ils auraient alors tous accès à des cigarettes à prix réduits. Cela relancerait le tabagisme.

Discorde parmi les Mohawks

Il ne faut pas croire que les membres des communautés mohawks soient tous favorables au marché noir du tabac. À Akwesasne, près de Cornwall, les policiers mohawks collaborent régulièrement avec la GRC dans l’arrestation de contrebandiers provenant du côté américain de leur propre réserve. À Kahnawake, près de Châteauguay, une association mohawk tente d’instaurer un prix plancher plus élevé pour 200 cigarettes, et qui monterait de 5 $ par mois, de manière à réduire la concurrence entre eux.

Un Mohawk respecté d’Akwesasne, Doug George-Kanentiio, autrefois éditeur du journal local, a fait publier une lettre courageuse, fin novembre, dans le quotidien The Gazette.

« La contrebande n’est pas une activité bénigne. Le profit de ce vice est si grand qu’il attire des groupes criminels de tout l’Est du Canada. Et ces gangs ne font pas de prisonniers. Ils tuent avec impunité, écrit-il. (…) L’argent facile a mené à la corruption, non seulement à Akwesasne mais aussi dans la région. Les économies fragiles de Cornwall et de Massena sont maintenant soutenues par cette narco-culture. »

Engagements des partis

Lors de la récente campagne électorale provinciale, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a demandé aux cinq principaux partis politiques de clarifier leur position sur le tabac, en répondant à quatre questions dont deux au sujet de la contrebande. Les cinq partis ont affirmé que s’ils étaient portés au pouvoir, ils allaient « considérer la possibilité d’exercer des pressions auprès des autorités fédérales pour qu’elles adoptent les mesures réclamées par les organisations de santé ».

La deuxième question était plus directe. Les cinq partis ont promis « de ne pas céder à la demande de l’industrie du tabac et des dépanneurs en procédant à une baisse des taxes sur le tabac malgré les répercussions sur la santé publique ». La réponse du Parti québécois fut limpide : « Non! »

Bien expliqués, les engagements du Parti libéral, reporté au pouvoir le 8 décembre, étaient signés par le ministre de la Santé et des Services sociaux, le Dr Yves Bolduc.

Cinq mesures proposées

En mai 2008 à Ottawa, dans le cadre d’audiences publiques tenues par un comité permanent de la Chambre des communes, François Damphousse et Rob Cunningham (de la Société canadienne du cancer), au nom de dix organismes de santé, ont exposé aux parlementaires une série de cinq mesures afin de réduire la contrebande:

  • Persuader le gouvernement fédéral américain de mettre un terme aux activités illicites de fabrication de cigarettes sur le territoire américain d’Akwesasne;
  • Interdire l’approvisionnement en matériaux bruts pour les fabricants non licenciés (emballages, filtres de cigarette, papier à cigarette, feuilles de tabac), tout en imposant des pénalités sévères aux contrevenants;
  • Révoquer les licences des fabricants qui commettent des actes illégaux;
  • Établir une caution minimale de 5 millions $ pour obtenir une licence fédérale de fabrication de cigarettes, au lieu du montant actuel de 5 000 $;
  • Imposer le retrait en tout ou en partie (le cas échéant) de cette caution comme pénalité si le manufacturier n’agit pas en conformité avec la loi.
Sondage sur la contrebande

En septembre 2008, l’AQDA a dévoilé une mise à jour du sondage de GfK Research Dynamics sur la contrebande des cigarettes. Financée par Imperial Tobacco Canada, cette étude porte sur l’incidence et le volume d’achat du marché noir. Les sondeurs ont rencontré 2 046 fumeurs canadiens à domicile, prétextant d’une recherche sur plusieurs articles de consommation. Ils ont alors échangé les produits du tabac des répondants contre des cigarettes légales, ou les ont achetés. De la sorte, pas moins de 19 % des fumeurs ont indirectement admis consommer des produits illicites. Ces derniers ont aussi déclaré s’être procuré presque deux fois plus de cigarettes (au cours des sept derniers jours) que les fumeurs de produits légaux ; leurs achats représentent ainsi 32,7 %* de la consommation canadienne.

C’est en Ontario et au Québec que la contrebande est la plus répandue. La proportion de fumeurs délinquants serait de 27 % au Québec et de 29 % en Ontario. La part du marché illégal, en volume, est encore plus impressionnante, car les cigarettes à bas prix encouragent la consommation et les gros fumeurs ont plus tendance à chercher des rabais. 40 % des cigarettes fumées au Québec proviendraient du marché noir, comparativement à 48 % en Ontario **.

Malgré les nombreuses arrestations de contrebandiers rapportées par les corps policiers, la tendance serait clairement à la hausse depuis 2006. Au Québec, toujours selon l’enquête de GfK, la part du trafic illégal était de 22 % en 2006 et de 30 % en 2007. L’AQDA prévoit qu’elle dépassera 50 % en 2009 si rien de majeur n’est fait pour contrer la tendance.

* Cet estimé canadien de 32,7 % est nettement supérieur à celui de 21 % rapporté par Philip Morris International dans un rapport destiné aux actionnaires en juillet 2008.
** Voir les proportions régionales sur la carte du Canada en page 2 (de ce bulletin en format PDF).

Denis Côté