Les députés ont écouté les marchands sans perdre de vue les vrais coûts du tabagisme
Février 2012 - No 90
Commission parlementaire sur la contrebande du tabac
Les 17, 18 et 19 octobre derniers, à l’Assemblée nationale, les députés de la commission des finances publiques ont écouté 13 organismes venus exprimer leurs points de vue sur des mesures pour combattre la contrebande des produits du tabac.
Des fonctionnaires de deux ministères et d’une agence, des directeurs de police, des porte-parole d’associations de marchands et de l’industrie, des chefs mohawks et des groupes pro-santé ont été invités à éclairer la lanterne des commissaires.
L’écho du travail parlementaire qui parvient au citoyen ordinaire par le truchement des journaux et des médias électroniques rend rarement compte de la vaillance de la députation. C’est pourtant ce qu’on pourrait souligner en considérant, entre autres, les 270 pages de documents reçus, les délibérations de la commission en privé, et environ 14 heures d’auditions publiques, au travers d’une session législative où d’autres enjeux auraient pu facilement monopoliser l’attention des élus.
Dans la salle Louis-Joseph Papineau, un étage au-dessous du Salon bleu, entre les 12 députés libéraux, péquistes et adéquiste qui composent la commission, présidée par le député d’Arthabaska Claude Bachand (à ne pas confondre avec le ministre des Finances Raymond Bachand), les relations semblaient détendues, bien que sans désinvolture. Les commissaires se sont aussi montrés d’une assiduité exemplaire, curieux de la position de chaque organisme invité, et patients quand cette position s’avérait d’une grande incohérence.
Un rendez-vous attendu
Des groupes de marchands ont commencé à réclamer une commission parlementaire sur la contrebande du tabac avant la campagne électorale de novembre-décembre 2008. Certains candidats avaient appuyé l’idée. C’est finalement avant d’ajourner ses travaux, le 10 juin dernier, que l’Assemblée nationale a donné à sa commission des finances publiques le mandat d’étudier « des mesures pour contrer la consommation du tabac de contrebande ».
Entre-temps, la législature issue du scrutin du 8 décembre 2008 s’était quand même intéressée au problème, particulièrement en novembre 2009 en étudiant le projet de loi 59, parrainé par le ministre de la Sécurité publique Robert Dutil, amendé, puis adopté à l’unanimité sous le nom de Loi modifiant la Loi concernant l’impôt sur le tabac et d’autres dispositions législatives principalement afin de lutter contre la contrebande du tabac. Des mesures législatives additionnelles ont aussi été promises par le gouvernement lors du discours du budget du Québec en mars 2011.
Au moment de lancer durant l’été ses invitations à divers groupes, la commission a signifié notamment qu’elle ne voulait pas se voir proposer une baisse de la taxe spécifique sur les produits du tabac comme réponse au défi posé par le marché noir. Un seul organisme, l’Association nationale des distributeurs aux petites surfaces alimentaires, a ignoré cette balise et suggéré de constituer une « zone hors taxe sur les territoires autochtones » où les non-autochtones pourraient acheter « à prix réduit » et pour leur usage personnel « un nombre limité » de cartouches de cigarettes « par visite ».
La contrebande a reculé
Entre les automnes 2008 et 2011, le contexte a changé. Par un communiqué émis le 25 septembre, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) attirait le regard sur des données que Santé Canada avait dévoilées discrètement quatre jours plus tôt et qui montraient la forte croissance du volume des ventes légales de tabac au Québec et au Canada. Vu l’absence de mouvement significatif du côté de la prévalence du tabagisme et de la consommation moyenne des fumeurs, la CQCT a conclu que la contrebande a reculé en 2010, pour une seconde année.
Avec 7,62 milliards de cigarettes taxées vendues au Québec en 2010, soit un volume accru de 17 % par rapport à 2009 et de 30 % par rapport à 2008, les marchands pouvaient moins facilement se lamenter qu’à l’automne 2008. Il leur aurait fallu prétendre que les ventes légales en 2011 ont souffert d’un regain du commerce illicite. Faire cela par écrit aurait augmenté le risque d’être démentis par des documents de multinationales du tabac, ou par l’Association des détaillants en alimentation du Québec, un groupe qui ne juge pas pertinent de nier le recul des ventes illégales, ce qu’a encore fait l’Association canadienne et québécoise des dépanneurs en alimentation (ACQDA) lors des auditions d’octobre.
Aucun groupe de marchands ne s’est pour autant abstenu de sensibiliser la commission aux frustrations des détaillants attribuées à la contrebande du tabac, ou dues à une réglementation sur les ventes qui a pourtant été presque toute en vigueur dès 1998, et en partie même depuis 1994, comme l’interdiction fédérale de fournir du tabac à un mineur.
Depuis des années, l’ACQDA prétend que c’est le marché noir du tabac qui fait fermer des dépanneurs au Québec, et son mémoire soumis à la commission parlementaire n’a pas fait exception. Flory Doucas, de la CQCT, n’a pas manqué de rappeler aux commissaires qu’en 2009, selon un survol de la situation réalisée par HEC Montréal pour le compte de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation, le nombre de dépanneurs avait diminué de 6,9 % au Québec, mais de 7,1 % en Alberta et de 9,8 % en Colombie-Britannique, c’est-à-dire dans des provinces où il y avait très peu de contrebande, de l’aveu même de l’industrie cigarettière.
De son côté, l’Association nationale des distributeurs aux petites surfaces alimentaires (NACDA) a fait témoigner deux vétérans de la distribution de marchandises du sombre destin de leur clientèle de petits exploitants. Tout cela quelques minutes avant que le président de la NACDA enchaîne avec une suggestion de créer une zone hors taxes en territoires autochtones, une approche dont on peut se demander comment elle aurait un impact significatif sur les habitudes sans empirer le sort des dépanneurs. Le mémoire de la NACDA enfonce aussi une porte ouverte en suggérant que « les Premières nations pourraient obtenir le remboursement de la taxe sur les produits pour usage personnel », une procédure que Revenu Québec est déjà autorisé à appliquer, mais qui reste inutilisée parce que les détaillants de tabac sur des réserves amérindiennes ne perçoivent pas les taxes auprès des résidants avec plus de zèle qu’auprès des clients provenant de l’extérieur des réserves.
Au vu des résultats positifs de l’activité des équipes policières anticontrebande, l’Association des détaillants en alimentation du Québec (ADA) a demandé des ressources additionnelles pour l’ensemble des régions, au-delà des 3 millions $ annoncés lors du discours du budget de mars 2011, et elle suggère, tout comme l’Association pour les droits des non-fumeurs, d’y consacrer une importante partie des centaines de millions reçus ou à recevoir en amendes des cigarettiers pour leur implication directe et reconnue dans la contrebande au début des années 1990. Concernant les produits de la contrebande actuelle, l’ADA estime que personne n’est gêné d’en acheter, et propose d’en pénaliser la possession.
Diminuer l’offre ET la demande
La délégation du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), pilotée par le sous-ministre adjoint à la santé publique, le Dr Alain Poirier, a souligné que « les coûts pour la santé associés au tabagisme sont beaucoup plus élevés que ce que l’État en retire en termes de bénéfices ». Le MSSS estime que pour chaque point de réduction de la proportion de fumeurs dans la population, l’État économise 41 millions $ en coûts directs. Aux déboursés accrus pour les soins de santé s’ajoutent notamment des coûts indirects, tels que la perte de productivité de travailleurs plus souvent malades et absents, laquelle se répercute sur les salaires, et donc sur les revenus fiscaux.
Parce que la taxe sur le tabac dissuade le tabagisme, le MSSS la souhaite « substantiellement plus élevée », et déclare que « dans le contexte actuel, une hausse de la taxation est difficile à envisager tant et aussi longtemps que la contrebande n’aura pas été contrôlée et réduite ». Le ministère préconise de « responsabiliser davantage le fumeur vis-à-vis de la consommation de tabac de contrebande » et affirme que « la perception d’un risque de représailles par un consommateur de ces produits est pratiquement inexistante ». Questionné par des députés, le Dr Poirier a précisé que ce qui compte, ce n’est « pas surtout l’utilisation de la sanction, mais qu’elle existe ».
Malgré une invitation du député de Montmorency Raymond Bernier à parler des nouveaux produits ou emballages lancés par des compagnies légales, les porte-parole comme le mémoire du MSSS ont évité de traiter des mesures pour faire diminuer l’attrait et la demande des produits du tabac en général. Cette absence de perspective a agacé la vice-présidente de la commission, la députée de Taschereau Agnès Maltais, qui a demandé au sous-ministre adjoint quand son ministère allait proposer à l’Assemblée nationale des modifications à la Loi sur le tabac. Alain Poirier n’a pas voulu répondre à la place de son patron, le ministre Yves Bolduc.
À la suspension des travaux parlementaires pour la période des Fêtes, fin décembre, la commission des finances publiques n’avait pas rendu son rapport.
Le Soleil a rapporté qu’une autre commission parlementaire permanente, celle de la santé et des services sociaux, avait invité des organismes à faire part par écrit de leurs réflexions sur les résultats de la Loi sur le tabac votée en 2005, et à donner leur avis sur sa révision éventuelle. Des commissaires aimeraient que des auditions aient lieu cet hiver.
Suspendre le permis de conduire
La Loi concernant l’impôt sur le tabac (LIT) telle que modifiée en novembre 2009 autorise un tribunal à suspendre le permis de conduire d’une personne reconnue coupable, par exemple, d’avoir transporté du tabac de contrebande. Lors des auditions en octobre, les députés de Chomedey Guy Ouellette et de Rimouski Irvin Pelletier, qui avaient fait introduire en 2009 cette mesure dans la LIT, se sont montrés étonnés qu’aucune suspension n’ait eu lieu. À ce sujet, les porte-parole de Revenu Québec ont invoqué un délai d’application dû surtout à la Société de l’assurance-automobile du Québec, et prédit que de telles condamnations allaient survenir « bientôt ».
Le mémoire de Revenu Québec montre que le labeur des agents du fisc a cependant fait augmenter le nombre de condamnations à des amendes, y compris pour possession simple de tabac non taxé. Les mesures appliquées ont permis de récupérer un record de 13,4 millions $ en taxe sur le tabac en 2010-2011.
Pierre Croteau