Conjuguer santé publique et culture juvénile
Novembre 2015 - No 110
Pour mieux combattre le tabagisme chez les jeunes, des groupes de santé publique ontariens vont à leur rencontre dans des festivals de musique.
Malgré de nombreux efforts de sensibilisation, le taux de tabagisme stagne à environ 8 % chez les jeunes Ontariens. Pour que moins de jeunes fument, des experts ontariens en santé publique ont adopté une approche novatrice. Ils ciblent les adolescents les plus susceptibles de fumer et s’efforcent de les sensibiliser par l’entremise d’une campagne à la fois cool et opposée au tabagisme, directement là où ils se trouvent : dans des festivals de musique alternative.
« C’est une façon très différente de travailler pour nous. Nous ne sommes pas habitués à trouver des festivals et à assister à des concerts et c’est un milieu que l’on connaît mal, où l’on mange de la nourriture grasse, l’on boit des boissons énergisantes et l’on fume! » – Donna Kosmack, coordinatrice des Tobacco Control Area Networks, région du sud-ouest.
Une méthode importée des États-Unis
Cette façon de faire a été développée par Rescue Social Change Group (Rescue SCG), une firme de marketing social américaine. Elle est utilisée depuis 2013 par deux des six Tobacco Control Area Networks (TCAN) ontariens (les TCAN, qui recouvrent l’ensemble de l’Ontario, sont des bureaux de santé publique spécialisés dans la lutte contre le tabagisme). L’approche de Rescue SCG comporte trois grandes étapes :
- déterminer quels groupes de jeunes sont présents sur un territoire donné (par exemple hip-hop, sportif, etc.);
- identifier lesquels ont un taux de tabagisme élevé;
- développer et publiciser auprès d’eux une marque opposée au tabagisme afin de rendre leur milieu plus inclusif des non-fumeurs.
En Ontario, les TCAN du Sud-ouest et du Centre-ouest ciblent les jeunes qui s’identifient au milieu alternatif, tout comme leurs camarades. En clair : des jeunes qui s’habillent en noir, qui cultivent une attitude rebelle et qui préfèrent la guitare distordue aux mélodies plus populaires. En effet, ces jeunes et leurs amis ont une autre caractéristique : pas moins de 25 % d’entre eux ont utilisé un produit du tabac au cours des 30 derniers jours, contre « seulement » 8 % pour l’ensemble des adolescents ontariens.
Uprise : séduire avec l’insurrection
Les TCAN visent à modifier la « culture tabagique » qui prévaut auprès des jeunes alternatifs afin qu’ils cessent de fumer ou ne s’initient pas au tabagisme. L’outil des TCAN est Uprise (Insurrection) : une marque qui s’affiche contre les manipulations des cigarettiers et en faveur d’une scène musicale sans tabac. « L’idée est de publiciser une marque aux couleurs alternatives qui résonne chez les jeunes afin de les convaincre que leur milieu peut être non-fumeur », explique Donna Kosmack, coordonnatrice du TCAN du Sud-ouest. Cette campagne se fait au moyen d’objets promotionnels, en étant présent dans des événements et sur les médias sociaux, entre autres.
Tout cela est issu d’un travail minutieux. Suivant la méthode de Rescue SCG, Donna Kosmack et ses collègues ont d’abord mené des groupes de discussion avec quelque 180 jeunes qui fument ou dont une majorité d’amis fument. Au cours de ces rencontres, les jeunes ont classé, selon leur groupe d’appartenance, des photos d’adolescents arborant différents styles. Les jeunes ont aussi déterminé à quel groupe ils appartiennent eux-mêmes. Dans les deux régions étudiées, cinq groupes distincts ont été détectés : les alternatifs, les « bon chic bon genre » (preppy), les classiques (mainstream), les hip-hop et les country.
Conjuguer musique et santé publique
Selon l’approche de Rescue SCG, reconnaître ces groupes de jeunes n’est que la première étape. Il faut ensuite rencontrer ceux qui comptent les plus grandes proportions de fumeurs et les séduire avec une campagne antitabac qui correspond à leur identité. Or, « dans le cas des jeunes alternatifs, les festivals de musique sont un bon endroit pour les joindre », affirme Haley Barton, responsable de la campagne Uprise au TCAN du Centre-ouest. Pour vendre Uprise à ces jeunes mélomanes, les TCAN tiennent un kiosque dans les plus importants festivals de musique alternative, comme le Warped Tour (25 000 participants). Attention : ce kiosque n’arbore ni les couleurs des TCAN ni celles du ministère de la Santé. Il est plutôt animé par de « ambassadeurs de marque » : des jeunes entre 17 et 23 ans qui s’identifient eux aussi au milieu alternatif et à leurs camarades tout de noir habillés. « À terme, nous aimerions que des groupes de musique alternative appuient notre marque, en parlant de nous sur scène ou en portant nos t-shirts », précise Haley Barton. L’idée est toujours la même : montrer aux jeunes fumeurs qui s’identifient au milieu alternatif qu’ils peuvent le fréquenter sans fumer. « La recherche a démontré à plusieurs reprises que l’influence des pairs est l’un des facteurs les plus importants pour prédire l’usage du tabac chez les jeunes », rappelle Rescue SCG. (notre traduction)
« À terme, nous aimerions que des groupes de musique endossent la marque Uprise. » – Haley Barton, responsable de la campagne Uprise, Tobacco Control Area Networks, région du centre-ouest.
Face à face avec les cigarettiers
« Assister à ce genre d’événement est nouveau pour nous, dit Donna Kosmack. C’est un milieu que l’on n’a jamais réellement approché, où l’on mange de la nourriture grasse, promeut des boissons énergisantes et vend des produits du tabac! » Un indice montre toutefois aux TCAN qu’ils sont au bon endroit : les cigarettiers y sont eux aussi. « Leurs kiosques sont anonymes afin de respecter la Loi favorisant un Ontario sans fumée, dit Mme Kosmack. Mais les cigarettiers permettent aux jeunes d’y fumer, ce qui est illégal parce qu’il s’agit d’un espace public fermé. » Les fabricants de tabac équipent leurs kiosques de tout ce qui peut séduire les jeunes, comme des prises électriques où recharger leurs appareils mobiles et des jeux de société. Sans parler de leurs séduisantes hôtesses qui n’hésitent pas à intimider les ambassadeurs d’Uprise!
Les TCAN s’attendent à ce qu’Uprise joue sur le taux de tabagisme des jeunes ontariens d’ici 2018. Déjà, des adolescents alternatifs qui sont non-fumeurs se disent confortés par cette campagne. « Avant, ils n’osaient pas parler de leur non-tabagisme, par peur d’être rejetés, écrit une jeune femme sur la page Facebook de la campagne. Maintenant, ils sont capables de parler de leurs choix tout en étant respectés par leurs camarades. » (notre traduction)
Une évaluation actuelle et à venir
Les ambassadeurs des TCAN présents aux festivals évaluent en continu l’impact d’Uprise. Ils demandent aux jeunes qu’ils rencontrent s’ils s’identifient comme alternatifs, sont fumeurs et ont entendu parler d’Uprise. « Une évaluation plus formelle est réalisée par l’Unité de recherche sur le tabac de l’Ontario (OTRU) », précise Haley Barton.
En somme, Donna Kosmack et Haley Barton sont satisfaites de leur projet. Depuis 2014, les TCAN y ont investi environ 135 000 $. « Ce qui est cher, ce sont les festivals! À eux seuls, les billets coûtent jusqu’à 120 $, dit Haley Barton. Ils durent aussi généralement aussi deux jours, ce qui exige de payer un hôtel et des repas, sans compter le matériel pour le kiosque. » Pour épargner, l’équipe a décidé de participer à l’implantation d’Uprise alors que Rescue SCG s’en charge généralement en solo. Un choix que les deux femmes ne recommandent pas. « Nous mettons énormément de temps à accomplir des choses que les experts de Rescue SCG feraient en un rien de temps », dit Mme Kosmack. Selon elles, laisser la firme développer et implanter la marque Uprise dans l’ensemble de l’Ontario coûterait environ 250 000 $. Un prix minime comparativement aux coûts énormes que le tabac engendre pour la société.
La FDA s’y met aussi!
En 2015, la Food and Drug Administration (FDA) a lancé dans quatre villes américaines une campagne de sensibilisation au tabagisme avec l’aide de Rescue SCG : Fresh Empire. Celle-ci s’adresse spécifiquement aux jeunes de 12 à 17 ans du milieu hip-hop. Tout dans Fresh Empire leur ressemble, des vêtements aux valeurs. Ainsi, plutôt que de leur parler des dangers du tabac, la campagne met l’accent sur des valeurs qui leur tiennent à cœur, mais qui sont compromises par l’usage du tabac, comme l’authenticité, le pouvoir et la confiance en soi.
Anick Labelle