Rescue SCG : des campagnes sur mesure
Mars-Avril 2014 - No 100
Pour convaincre les jeunes de cesser de fumer, Rescue SCG segmente finement le marché des fumeurs pour frapper là où ça compte. Une méthode développée… par les cigarettiers!
Les jeunes constituent un important champ de bataille dans la lutte opposant les cigarettiers et les groupes de santé. Alors que les premiers vantent le tabagisme comme un choix de vie, les deuxièmes publicisent les dangers de ce poison pour préserver la santé de tous.
La firme de marketing social Rescue SCG a développé une nouvelle arme pour mieux combattre les cigarettiers : plutôt que de s’adresser à tous les jeunes, elle cible ceux dont le taux de tabagisme est le plus élevé. C’est ce qu’a expliqué le fondateur et président de l’entreprise basée en Californie, Jeff Jordan, à la 8e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé (CNTS), en novembre.
« C’est quelqu’un qui me ressemble et qui fait partie de ma tribu qui doit me dire que les valeurs de notre groupe ont changé et que le tabagisme n’est plus la norme. » Jeff Jordan, président de Rescue SCG
Adopter les méthodes de l’industrie
Ce ne sont pas tous les jeunes qui sont dépendants du tabac. En fait, la majorité d’entre eux ne fume pas. Par contre certains sous-groupes sont particulièrement bien représentés parmi les fumeurs. En Californie, par exemple, 62 % des jeunes hipsters fument contre 18 % des 18-24 ans en général, montre une étude de Rescue SCG. Les hipsters, ce sont des jeunes qui fréquentent les friperies, préfèrent les artistes locaux aux grandes vedettes, détestent la culture grand public et croient à la justice sociale. Pour eux, fumer est un acte rebelle, artistique et social.
Pour faire baisser le taux de tabagisme des jeunes, Jeff Jordan estime qu’il vaut mieux cibler les hipsters plutôt que l’ensemble des jeunes adultes. « Si on compare le tabagisme à un virus, il semble logique de vacciner ceux au coeur de l’épidémie, plutôt que la population dans son ensemble », dit-il. Sa méthode semble fonctionner. Selon une chercheuse indépendante, l’usage du tabac dans les 30 derniers jours parmi les hispters californiens a chuté de 62 % à 52 % 28 mois après une campagne de Rescue SCG qui leur était spécifiquement destinée. Tout cela pour environ 250 000 dollars US par année.
Changer une culture de l’intérieur
Pour arriver à ces résultats, Rescue SCG imite paradoxalement l’industrie du tabac. En clair : la firme segmente très finement son marché et adresse à ses groupes cibles des messages taillés sur mesure. En effet, pour convaincre quelqu’un de se libérer du tabac, il faut lui parler dans des mots et avec des images rejoignant ses valeurs, argumente Jeff Jordan. Chez les hipsters, par exemple, les discours sur les effets néfastes du tabac sur la santé ne pèsent pas lourd… Par contre, ces jeunes sont sensibles aux industries qui massacrent l’environnement et aux réalités des pays défavorisés. Rescue SCG met donc l’accent sur le fait que la culture du tabac contribue à la déforestation et que les cigarettiers achètent à bon prix une large part de leur tabac dans des pays en voie de développement.
Il y a un autre volet à cette méthode. En plus d’utiliser les valeurs des jeunes à qui elle s’adresse, la firme leur parle comme si elle faisait partie de leur groupe. « C’est quelqu’un qui me ressemble et qui fait partie de ma tribu qui doit me dire que les valeurs de notre groupe ont changé et que le tabagisme n’est plus la norme », explique Jeff Jordan. En effet, les lois entourant l’usage du tabac n’arrivent pas à changer l’image « cool » qu’ont les fumeurs dans certains milieux. « Je me souviens d’un bar gai très populaire, à Montréal, raconte le président de Rescue SCG. La majorité des clients s’agglutinaient sur une terrasse à demi-couverte où il était permis de fumer. Le message était clair : les endroits cool et sexy sont là où l’on fume, c’est là que l’action se passe. »
En 28 mois, l’usage du tabac dans les 30 derniers jours a chuté de 62 % à 52 % parmi les hispters.
La « Commune » séduit les hipsters
Pour changer cette situation, Rescue SCG s’immisce dans les milieux où fumer est valorisé pour parler aux adeptes du tabac de l’intérieur. Dans le cas des hispters californiens, cela a consisté à développer la marque Commune, dans le sens des communes des années 1960. Sous cette marque, Rescue SCG a organisé des événements avec des musiciens et des designers locaux dans différents bars hipsters. « Nos premiers événements mettaient l’accent sur le côté hipster, afin d’établir notre crédibilité, explique Jeff Jordan. Ce n’est que par la suite que nous y avons intégré un message antitabac. »
Ce message a alors pris plusieurs formes. Mentionnons des articles, envoyés par courriel, dans lesquels un artiste local parlait à la fois de son art et de sa vision de l’industrie du tabac. Des t-shirts et des posters dénonçant les pratiques douteuses des cigarettiers ont aussi été conçus par des artistes locaux. Enfin, des groupes de soutien à l’arrêt tabagique ont été déployés… dans les bars! Rescue SCG s’est aussi assuré que son message passe par les leaders non-fumeurs du milieu, qu’il s’agisse des propriétaires des bars ou des musiciens. Au final, « nos campagnes touchent environ les 500 personnes qui assistent à nos événements; 5000 personnes qui reçoivent directement nos courriels et environ 20 000 personnes par la voie des médias sociaux », dit Jeff Jordan. La Food and Drug Administration américaine, en tout cas, y croit : c’est à Jeff Jordan et son équipe qu’elle a confié The Real Cost, la première campagne fédérale de sensibilisation au tabagisme destinée spécifiquement aux adolescents.
Une recette pour le Québec?
Philippe Jacques, responsable des programmes Vie saine au Réseau du sport étudiant du Québec, est enchanté par l’approche de Rescue SCG. « Ce ne sont pas toujours dans les groupes les plus nombreux qu’on retrouve le plus de fumeurs, analyse-t-il. En ciblant certains sous-groupes, on investit peut-être mieux notre argent. » Il trouve aussi très intéressant que la firme associe les bars – traditionnellement associés au tabac – à des événements de lutte contre le tabagisme.
Mario Bujold est plus mesuré. « C’est vrai que, d’un point de vue théorique, s’adresser à un public selon ses valeurs augmente les chances de modifier ses comportements, dit le directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé. Mais les campagnes plus larges ont aussi leur utilité, puisqu’elles dénormalisent le tabac. » Celles-ci n’empêchent pas de cibler en même temps des groupes plus à risque. Enfin, il faudrait voir à quel point les techniques de Rescue SCG s’appliquent au Québec. Et combien elles coûtent. « Joindre 1000 jeunes de manière très personnalisée coûte beaucoup plus cher que de le faire de manière plus large, au moyen d’une campagne sur les médias sociaux, par exemple », dit-il. Un calcul à faire dans une lutte à finir avec le tabac.
Anick Perreault-Labelle