Chaos prometteur aux États-Unis
Octobre 1997 - No 11
L’entente entre les procureurs généraux des États américains et les principaux cigarettiers n’aura peut-être jamais force de loi. Mais au grand plaisir des organismes de santé, le débat entourant cet accord, annoncé en grande pompe à la mi-juin, a propulsé le contrôle du tabagisme à l’avant-scène de la politique américaine.
L’entente – censée mettre fin à la guerre du tabac aux États-Unis en éliminant dans la mesure du possible le recrutement de nouveaux fumeurs – restera lettre morte à moins que l’industrie du tabac et les États aient gain de cause sur le scepticisme de plus en plus prononcé des parlementaires fédéraux et de la Maison Blanche.
Le président Bill Clinton a peut-être donné le coup de grâce à l’entente le 17 septembre en réclamant une augmentation de prix de l’ordre de 1,50 $ U.S. le paquet au cours des 10 prochaines années si les cigarettiers n’arrivent pas à faire baisser le tabagisme juvénile d’au moins 60 %.
Ce revirement de situation est en grande mesure le produit des critiques virulentes formulées par certaines sommités de la lutte antitabac, le professeur californien Stanton Glantz en tête, qui semblent avoir eu raison du gigantesque appareil de lobby politique de l’industrie du tabac de même que des organismes de santé qui prétendaient encore il y a quelques mois qu’un règlement négocié, même imparfait, était préférable à une guerre d’usure juridique avec les fabricants de cigarettes.
L’entente dite « globale » devait mettre fin à la plupart des poursuites civiles contre l’industrie, moyennant des dédommagements de 386,5 milliards $ sur 25 ans, des restrictions sur le marketing auprès des jeunes, et un système d’amendes à verser si le tabagisme juvénile ne baisse pas assez rapidement. Présenté d’abord comme un package deal qu’il fallait adopter tel quel au Congrès, l’accord est rapidement devenu, même pour ses défenseurs, une première ébauche nécessitant des modifications, pour ensuite devenir un simple point de départ pour des mesures législatives.
Ainsi, les fabricants ont rapidement compris qu’ils sont allés trop loin en exigeant qu’on impose des limites au pouvoir de la Food and Drug Administration de réglementer les niveaux de nicotine dans les cigarettes, un pouvoir confirmé il y a quelque mois par un juge pourtant réputé pro-tabac de Caroline du Nord.
Fin août, le négociateur en chef des procureurs généraux, Me Mike Moore de Mississippi, annonçait qu’il s’était mis d’accord avec l’industrie pour assouplir cet aspect de l’entente. Il n’a pu rallier le Dr Everett Koop, ancien Surgeon General et coprésident du comité consultatif d’experts en santé publique sur l’appui duquel doivent compter les procureurs généraux pour convaincre sénateurs et représentants antitabac de ratifier l’entente.
L’effronterie de l’industrie
La controverse autour des pouvoirs de la FDA, tout comme celle autour du niveau prétendument trop bas des amendes à verser au cas où le tabagisme juvénile ne diminue pas, n’aurait probablement pas empêché la ratification de l’entente globale par le Congrès.
Mais l’industrie du tabac, déjà fort impopulaire auprès des électeurs, s’est mis le doigt dans l’oeil lors de l’adoption d’une importante loi sur la fiscalité le 31 juillet. Avec l’aide de quelques parlementaires acquis à leurs intérêts, dont le président de la Chambre des représentants, Newt Gingrich, les cigarettiers ont réussi à faire adopter un amendement de dernière minute d’apparence anodine mais qui aurait eu pour effet de diminuer de 50 milliards $ la valeur totale des dédommagements à verser si jamais l’entente globale était ratifiée.
En effet, cette loi comportait une légère hausse des taxes d’accises sur les cigarettes (0,15 $ U.S. d’ici 2002); l’amendement – adopté sans véritable débat – prévoyait que les revenus provenant de cette hausse seraient déduits du montant global des « compensations » à verser par l’industrie selon les termes de l’entente avec les États.
Devant le tollé médiatique provoqué par cette manuvre, les législateurs des deux partis se sont dissociés de l’amendement. Quelques semaines plus tard, un employé du Congrès a révélé que le libellé de l’amendement venait directement de la plume d’un lobbyiste des cigarettiers, confirmant le cynisme ambiant au sujet des véritables intentions de l’industrie et de son influence excessive sur le processus législatif.
Fin août, deux sondages indiquaient que les opposants à l’entente sont maintenant plus nombreux que les partisans, alors que ceux-ci étaient majoritaires dans les semaines suivant l’annonce en juin d’un règlement hors-cour.
Plus récemment, le 10 septembre, le Sénat a voté 95-3 en faveur de l’abrogation de l’amendement controversé; seuls les deux sénateurs de Caroline du Nord et un des sénateurs du Kentucky ont persisté dans leur appui à l’industrie.
Ententes à la pièce?
Si l’industrie du tabac s’est montrée capable de se tirer dans le pied, elle semble encore courtiser l’opinion publique et met beaucoup d’énergie dans la recherche de règlements à l’amiable. Devant le peu de progrès enregistré à Washington, les fabricants ont signé des ententes séparées avec le Mississippi en juillet et avec la Floride en août. Le Mississippi recevra plus de 3 milliards $ en compensation au régime public d’assurance-maladie, alors que la Floride a droit à 11,3 milliards $.
Les esprits cyniques pourraient voir dans ces ententes, probablement plus payantes pour les deux États en question que ne le serait l’entente « globale », une manière détournée de remercier leurs procureurs généraux, Mike Moore et Bob Butterworth, parmi les plus engagés en faveur du règlement global à Washington.
L’aile « dure » de la communauté de la santé n’a pourtant pas tari d’éloges pour ces deux ententes régionales, qui ne cèdent rien des pouvoirs de la FDA et qui ne mettent pas fin aux recours collectifs contre les fabricants : Stanton Glantz a même félicité Mike Moore pour son excellent travail.
En Californie, R.J. Reynolds est parvenu le 9 septembre à un règlement hors cour d’une valeur totale de 10 millions $ avec 13 municipalités qui avaient réclamé des dommages-intérêts pour la campagne publicitaire Joe Camel. Selon la poursuite, la campagne contrevenait à la loi californienne en ce qu’elle constituait de la publicité mensongère visant à inciter les mineurs à se procurer des cigarettes.
Retour à la ligne dure
Presque au même moment, au Texas, les avocats de l’industrie signalaient leur intention de revenir à la ligne dure. Le procureur de Philip Morris, Dan Webb, a déclaré aux journalistes que les fabricants refuseraient tout entente hors cour avec le Texas tant que le Congrès débattra de l’entente « globale ». Selon Webb, « il nous faut un procès pour démontrer que nous n’avons rien fait de mal »; ce procès devrait commencer le 29 septembre.
D’après plusieurs observateurs, les cigarettiers ont choisi de se battre au Texas malgré les risques évidents que cela pose en termes de relations publiques parce qu’ils craignent encore plus les retombées du procès qui s’en vient au Minnesota, censé commencer en janvier. Au Minnesota, l’industrie est confrontée à Hubert Humphrey, l’un des rares procureurs généraux qui rejettent l’idée d’un règlement négocié, et à une magistrature et une population réputées bien plus antitabac que dans le Sud des États-Unis.
D’ailleurs, Me Humphrey milite pour l’accès public aux documents chauds de l’industrie , dont les cigarettiers doivent absolument empêcher le dévoilement pour conserver ce qui leur reste de crédibilité auprès de la population le temps de faire ratifier l’entente « globale ».
Francis Thompson