Au Québec et en Ontario, près d’une cigarette sur trois s’acquiert sur le marché noir
Décembre 2007 - No 70
Au début août, les trois principaux fabricants de cigarettes canadiens ont uni leurs voix pour dénoncer l’ampleur de la contrebande (qui accaparerait 22 % du marché national) et l’inertie des gouvernements qui tardent à implanter des mesures efficaces pour enrayer ce fléau.
À partir d’un sondage qu’ils ont financé, les manufacturiers estiment que le commerce illicite de tabac aurait augmenté de 30 % depuis 2006. De plus, au Québec et en Ontario, où le problème est le plus criant, environ le tiers des cigarettes consommées proviendraient du marché noir.
Il faut que l’heure soit grave pour que le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CCFPT) qui représente JTI-Macdonald, Imperial Tobacco Canada (ITC) et Rothmans Benson & Hedges se donne la peine de convoquer la presse pour dévoiler ses derniers chiffres sur la contrebande. Avant cette intervention, sa dernière sortie médiatique remontait à avril 2005, alors qu’il dévoilait son intention de financer l’expansion du groupe protabac monchoix.ca.
Effectué par GFK Research Dynamics, le sondage des cigarettiers a été réalisé entre mai et juin 2007, auprès de 2 057 fumeurs âgés de 19 ans et plus. Alors que la dernière étude du genre avait été conduite pour le compte d’ITC, celle-ci était commanditée par le CCFPT.
Plus d’un milliard $ échapperait au fisc
Selon les fabricants (qui prétendent que leur enquête est « l’une des plus valables menées sur les cigarettes illégales »), les gouvernements seraient privés d’environ 1,6 milliard $ par année en taxes impayées. Quant au Québec et à l’Ontario, leurs pertes annuelles se chiffreraient respectivement à 264 et 449 millions $. S’ils semblent connaître sur le bout de leurs doigts les manques à gagner des différents paliers de gouvernement, les manufacturiers demeurent néanmoins discrets sur les sommes qui leur échappent, et ce, même si un journaliste leur a clairement posé la question en conférence de presse.
Baisser le prix : inadmissible
Sans directement demander d’abaisser les taxes sur les cigarettes, le porte-parole d’ITC, Yves-Thomas Dorval, a indiqué qu’il faudra peut-être intervenir au niveau fiscal si d’autres mesures ne parviennent pas à régler le problème. Toutefois, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac considère cette avenue inadmissible. « Diminuer les taxes n’est pas la solution puisque c’est le manque de contrôle des sources illégales du tabac, qui crée, en grande partie, ce fléau », soutient son coordonnateur, Louis Gauvin, en rappelant que c’est dans les deux provinces où les taxes sont les plus basses le Québec et l’Ontario que l’on retrouve les plus hauts niveaux de contrebande.
Directeur de la recherche des Médecins pour un Canada sans fumée, Neil Collishaw indique que lorsque les organismes de santé, les détaillants et les grands fabricants de cigarettes s’entendent pour dire que des mesures plus efficaces sont nécessaires, on pourrait s’attendre à ce que de telles actions soient entreprises. « Malheureusement, trop peu de choses ont été faites à ce jour, déplore-t-il, avec pour conséquence un plus grand nombre de fumeurs, des pertes de revenus pour les gouvernements et un nombre croissant de Canadiens impliqués dans la criminalité. »
La solution : restreindre l’approvisionnement
Le Globe and Mail révélait (dans son édition du 29 octobre) que le ministre des Finances du Canada, Jim Flaherty, a ignoré les recommandations d’un comité de hauts fonctionnaires pour enrayer la contrebande. Il reste à voir si son homologue du ministère du Revenu, Gordon O’Connor, sera plus attentif à la plainte logée par une coalition de neuf organismes de santé préoccupés par l’ampleur du phénomène. Notons que lors de la première crise de la contrebande, ce sont des plaintes similaires qui ont amené les autorités à effectuer des perquisitions chez les principaux cigarettiers.
Indiquant que la contrebande actuelle est principalement alimentée par des manufactures illégales situées en territoires autochtones, les signataires du présent grief anticipent que l’expansion du commerce illicite va se poursuivre si rien n’est fait, et précisent que le Nouveau-Brunswick et le Manitoba commencent à être plus sérieusement touchés.
« Alors que les tribunaux canadiens sont unanimes à l’effet que les lois fiscales s’appliquent aux Premières Nations, on s’explique mal que les autorités soient réticentes à réprimer l’offre de cigarettes illégales qui provient des réserves autochtones », ont-il exposé. Rappelons qu’en avril dernier, plus de 90 groupes avaient pris part à une campagne visant à sensibiliser les décideurs sur l’urgence d’interdire l’approvisionnement en matières premières des usines clandestines qui ne respectent pas les lois régissant les produits du tabac.
Marquage et traçabilité
À la mi-août, le National Post rapportait que l’Agence du revenu du Canada (ARC) a lancé un appel d’offres pour améliorer le marquage des produits du tabac. D’après les critères établis par le gouvernement, le système choisi devra comporter des hauts standards de sécurité, un peu comme les billets de banque, afin d’éviter la contrefaçon.
Selon le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, « le fait d’apposer des timbres de sécurité spéciaux sur les paquets de cigarettes n’aura aucun effet sur la croissance incontrôlée du commerce illicite ». Il signale d’ailleurs que la majorité du tabac illégal (62,5 %) est vendu dans des sacs en plastique transparents sans aucun emballage. « Les seuls qui se conformeront aux nouvelles exigences concernant l’estampillage sont ceux qui respectent actuellement la loi, notamment les fabricants légaux », critique-t-il. De son côté, le directeur québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, François Damphousse, croit que l’industrie du tabac tente de minimiser les effets de cette mesure parce que c’est elle qui devra, en grande partie, assumer les coûts de sa mise en place. De plus, souligne-t-il, depuis qu’ITC fabrique ses cigarettes au Mexique, la compagnie pourrait, plus facilement que ses rivales, s’impliquer dans la contrebande, n’étant plus soumise à une taxe à l’importation dissuasive. Le fait de renforcer le marquage et la traçabilité permettrait de mieux surveiller les activités des compagnies.
Bien qu’il soit souhaitable d’améliorer le marquage, les groupes antitabac craignent que la mesure envisagée par l’Agence du revenu soit incomplète. « L’ARC ne semble pas vouloir instaurer de système de traçabilité qui permettrait aux inspecteurs de déterminer à quelle étape de la distribution les produits du tabac ont été détournés », déplore M. Damphousse, qui espère qu’en matière de lutte à la contrebande, l’intervention gouvernementale ne se limitera pas à cela.
Ces groupes qui dérangent l’industrie…
L’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (Canadian Convenience Store Association) tenait récemment un vaste forum sur la contrebande à Ottawa. Le quotidien montréalais La Presse, qui a obtenu la liste des invités, soulignait le 1er novembre que celle-ci était « annotée en fonction de leur attitude envers les compagnies de tabac ». Ainsi, le ministre de la Santé du Québec, Philippe Couillard, les corps policiers et les groupes de santé qui combattent le tabagisme (de même qu’Info-tabac) sont identifiés comme des sources d’irritation (« thorn », en anglais). Même s’ils se soucient de l’ampleur de la contrebande, la plupart de ces groupes ont décliné l’invitation puisque l’industrie du tabac finançait l’événement, et que les solutions qu’elle préconise pour régler la crise diffèrent de celles privilégiées par les spécialistes de la lutte antitabac.
Josée Hamelin