Arts et commandites du tabac : un sevrage difficile mais nécessaire

Dans certains débats politiques, il existe des questions morales importantes qui ne sont à peu près jamais soulevées et il existe aussi de petits problèmes d’ordre pratique qui prennent une importance démesurée. Dans le dossier des commandites d’événements culturels par l’industrie du tabac, on retrouve les deux phénomènes.

La question morale : en tant que société, sommes-nous pauvres au point de devoir confier le financement de notre culture à des marchands de produits mortels?

Le petit problème d’ordre pratique : puisque nous voulons, pour des raisons de santé, interdire toute forme de publicité du tabac, y compris les commandites, comment trouver un mécanisme équitable pour remplacer les commandites dans le domaine culturel? Même en termes purement financiers, cela relève du détail.

Selon une estimation du Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, les commandites culturelles se chiffrent à 25 millions $ par année (en 1995). Et il ne fait aucun doute que ces commandites sont en progression constante : l’industrie parle d’une hausse de 50 p.cent dans les commandites de toutes sortes (arts et sports) entre 1991 et 1995.

Malgré cette hausse, les commandites culturelles de l’industrie du tabac représentent moins de 0,5 p.cent de ce que les différents paliers de gouvernement dépensent dans le domaine culturel, soit plus de 5,8 milliards $ en 1995 d’après les données de Statistique Canada. Ces dépenses ont connu une légère baisse entre 1991 et 1995 – 5,4 p.cent en termes réels – et cette « légère baisse » est 13 fois plus importante que la valeur totale des commandites de l’industrie!

La disproportion est encore plus frappante lorsqu’on compare les budgets « culturels » de l’industrie avec les coûts sociaux du tabagisme. Ceux-ci s’élèvent, d’après les estimations les plus conservatrices du Centre canadien sur l’abus de substances, à un minimum de 7,8 milliards $ par année.

Dans un monde idéal, les décideurs culturels et médicaux s’assoiraient pour trouver ensemble une solution de rechange: un programme qui, tout en sauvegardant les intérêts des artistes, éliminerait le dernier grand véhicule publicitaire des fabricants de cigarettes que sont les commandites. Effectivement, la Conférence canadienne des arts (CCA), le porte-parole officiel des organismes culturels sur la scène fédérale, a reçu une subvention fédérale il y a un an et demi (entre autres de Santé Canada) pour étudier la question et organiser des consultations entre les deux milieux.

Malheureusement, l’industrie du tabac a réussi à faire avorter cette recherche de consensus. Le processus a tout de même permis de mieux comprendre les inquiétudes de certains organismes culturels.

Inquiétude no. 1 : même si on crée une taxe dédiée pour remplacer les commandites, comment garantir que le gouvernement n’utilisera pas ces revenus à d’autres fins?

Inquiétude no. 2 : la Conférence canadienne des arts prétend que le financement public est en général beaucoup plus contraignant que le financement privé. Les fabricants de tabac signent des ententes pluriannuelles de commandite, tandis que les bailleurs de fonds publics obligent les organismes culturels à remplir de nouvelles demandes de subvention compliquées à toutes les années. Comment faire en sorte qu’une interdiction des commandites n’alourdisse pas le fardeau bureaucratique des organismes culturels?

Du côté des organismes de santé, beaucoup proposent la création d’une fondation publique mais indépendante sur le modèle de la Victoria Health Promotion Foundation en Australie. Cette fondation, qui existe depuis 1987 et qui est financée par une taxe sur la vente au détail du tabac, offre des commandites sur des thèmes reliés à la santé (nutrition, tabagisme et activité physique) aux organismes qui recevaient auparavant des commandites de tabac.

Ce modèle ne fait pas non plus le bonheur de la CCA. Ses trois principales objections :

  • La Victoria Health Promotion Foundation (VicHealth) n’accorde pas de commandites pluriannuelles.
  • La VicHealth consacre « au moins 90% du total des fonds recueillis… (soit) à des activités de promotion de la santé, soit à des manifestations sportives ».
  • La VicHealth impose beaucoup de conditions aux commanditaires, par exemple par rapport aux produits alimentaires disponibles sur le site d’événements commandités.

Ces objections sont assez faciles à contrer. Il faut d’abord savoir qu’avant la mise sur pied de la VicHealth, les fabricants de cigarettes dans l’État de Victoria ne consacraient que 6 p.cent de leurs commandites à la culture, ce qui explique en grande partie pourquoi le modèle australien a été conçu surtout en fonction de grands événements sportifs.

Au Canada, l’on pourrait très bien avoir un système d’ententes pluriannuelles, et surtout une structure qui ne s’occuperait que de commandites dans le secteur culturel. Évidemment, il faudrait qu’il y ait des règles claires pour éviter que de telles commandites ne débouchent pas sur de la censure (« Votre pièce de théâtre ne peut être subventionnée parce qu’elle présente des personnages qui fument beaucoup et qui mangent mal. »). Et une capitalisation rapide de ce fonds de remplacement le mettrait à l’abri de coupures gouvernementales.

C’est d’ailleurs le modèle proposé par la Campagne ontarienne d’action contre le tabac, en consultation avec plusieurs organismes culturels de la région torontoise. Au mois de juin, la Campagne a proposé une surtaxe de 100 millions $ par année sur les profits des fabricants de tabac (soit un taux d’imposition de 13,5 p.cent) pendant cinq ans, ce qui assurerait l’indépendance financière d’une fondation dédiée aux commandites culturelles.

La Conférence canadienne des arts a refusé d’endosser cette proposition novatrice et continue d’appuyer la ligne dure : le statu quo en matière de commandites. Il reste à savoir si la CCA sera récompensée de son refus de s’engager dans des négociations de bonne foi sur la question et si le gouvernement fédéral pliera devant la campagne médiatique de l’industrie.

Francis Thompson