Restructuration en profondeur de l’industrie du tabac sur fond de nouvelles incertitudes juridiques

Cela devait arriver un jour, mais l’événement a tout de même pris presque tout le monde par surprise : un jury californien a condamné le cigarettier Philip Morris à verser 51,5 millions $ U.S. (environ 78 millions $ Can.) à une ex-cliente atteinte d’un cancer du poumon.

C’est à l’âge de 15 ans que Patricia Henley, maintenant âgée de 52 ans, s’est mise à fumer, sans trop comprendre la portée de son geste. Mme Henley a été une grosse fumeuse, consommant jusqu’à trois paquets de Marlboro par jour avant de découvrir, l’année passée, que ceci avait provoqué un cancer inopérable.

Le jugement contre le fabricant des Marlboro, annoncé le 11 février dernier à San Francisco, vient confirmer que les révélations américaines des dernières années sur les agissements des compagnies de tabac ont eu un impact durable sur les mentalités de la population, et donc des jurés potentiels. Le jury a condamné le plus important cigarettier américain à verser 1,5 millions $ en dommages compensatoires et pas moins de 50 millions $ en dommages exemplaires à Mme Henley, voulant le punir pour avoir caché, entre autres, le fait que la nicotine crée une pharmacodépendance. Mme Henley a promis de consacrer cet argent aux efforts de prévention.

Le jugement californien survient à un moment où les poursuites individuelles se multiplient : 450 poursuites sont actuellement en cours contre Philip Morris, soit le double du nombre recensé en 1996. Jusqu’ici, moyennant des frais d’avocat extrêmement élevés, l’industrie avait toujours eu le dessus contre les plaignants individuels; les jurés américains finissaient généralement par accepter que ces plaignants avaient perdu tout droit à l’indemnisation en continuant à fumer, alors que « tout le monde » sait que le tabac est nocif.

Ces attitudes, largement répandues chez nous aussi, ont incité les avocats des plaignants à opter plutôt pour les recours collectifs, moins vulnérables à ce genre d’argumentation, ou à réclamer des dédommagements pour les coûts de santé défrayés par des tiers (gouvernements, caisses privées d’assurance-maladie, etc.).

La deuxième entente « globale », intervenue le 16 novembre dernier entre les principaux cigarettiers américains et les procureurs généraux des États devait clore ce chapitre, du moins aux yeux des marchés financiers et des actionnaires des compagnies de tabac. En échange de la coquette somme (théorique) de 206 milliards $ U.S. sur 25 ans, l’industrie pensait acheter la paix.

Après avoir signé un accord de paix avec 50 États, après avoir accepté de divulguer la presque totalité de leurs archives secrètes, les gestionnaires des compagnies avaient sans doute l’intention de passer aux affaires « importantes » : faire de l’argent.

Le besoin de mettre fin à l’incertitude juridique et de se concentrer sur la rentabilité se fait sentir de manière particulièrement pressante dans le cas du numéro deux de l’industrie du tabac américaine, le groupe RJR Nabisco, encore lourdement handicapé par les énormes dettes assumées lors de la prise de contrôle du groupe en 1989. (Dans une manoeuvre typique de l’époque, l’opération de 24 milliards $ U.S. avait été financée principalement par des emprunts au nom du groupe lui-même.)

Depuis plusieurs années, les analystes s’entendent sur la nécessité de dissoudre le « mariage » contre nature entre le cigarettier R.J. Reynolds et le géant de l’alimentation Nabisco, dont la valeur en bourse souffre beaucoup de l’association avec le tabac. En effet, quel investisseur voudrait acheter les usines de céréales Nabisco sans savoir combien de milliards il devra un jour verser pour régler des poursuites concernant la fabrication de cigarettes?

Pour des raisons semblables, on parle beaucoup de fractionner le groupe Philip Morris, dont la gamme de produits comprend non seulement les Marlboro, Virginia Slims et autres Merit, mais aussi la bière Miller et tous les produits de marque Kraft. Cependant, un tel spin-off (vente d’actifs) n’est pas essentiel à la rentabilité du groupe, qui domine le marché de la cigarette et qui est peu endetté.

Fuite en avant chez RJR?

Au lendemain du verdict dans la cause Henley, plusieurs analystes réputés prédisaient que le groupe RJR Nabisco attendrait que la poussière retombe avant d’annoncer des changements importants de structure corporative. Les dirigeants du groupe ont plutôt choisi d’agir rapidement, en indiquant le 9 mars qu’il vendait ses actifs tabagiques à l’étranger – dont RJR-Macdonald au Canada – à l’ancien monopole d’État japonais, la Japan Tobacco. Les opérations étrangères de RJR ont beaucoup souffert du krach en Russie, où le fabricant des Camel avait ouvert plusieurs usines.

La vente des actifs étrangers rapportera 7,8 milliards $ U.S. et a été bien accueillie par les marchés financiers, mais ne constitue que la première étape de la restructuration corporative. En signalant la vente, les dirigeants de RJR Nabisco ont aussi indiqué qu’ils comptaient « défusionner » le groupe à plus ou moins brève échéance. La nouvelle n’a pas empêché le spéculateur Carl Icahn, flamboyant promoteur de l’idée d’un fractionnement depuis plusieurs années, d’annoncer une nième tentative de prise de contrôle du conseil d’administration lors de la réunion annuelle du 12 mai prochain.

M. Icahn n’a que peu de chances de remporter cette nouvelle bataille, mais ses attaques en règle contre la direction actuelle du groupe pourraient très bien accélérer la tendance lourde qui se dégage : du moins aux États-Unis, l’industrie du tabac revient sur la stratégie de diversification pratiquée depuis une vingtaine d’années. (Le mariage R.J. Reynolds-Nabisco date de 1985.)

Cette diversification, que nous avons vue au Canada aussi avec la création de l’empire Imasco (Canada Trust, Pharmaprix, Genstar, Imperial Tobacco), a eu comme effet à court terme de réduire la rentabilité des cigarettiers, puisque peu de produits de consommation se mesurent à la cigarette en termes de marge de profit pour le fabricant. En contrepartie, face à la décroissance à long terme du marché, la diversification était la seule façon pour les cigarettiers de se recycler dans de nouveaux produits ayant plus d’avenir. Et cela permettait aux compagnies de tabac d’étendre leur influence économique et politique dans d’autres secteurs de l’économie.

Comme le montre l’exemple de RJR Nabisco, les tribunaux et les jurés américains ont maintenant rendu cette stratégie de diversification non rentable. Son échec a d’ailleurs une incidence directe sur nous, non seulement à cause de l’arrivée des Japonais sur le marché canadien, mais aussi parce que le groupe BAT, basé en Angleterre et propriétaire d’Imasco à 42 %, a lui aussi opté l’année passée pour le fractionnement entre fabrication de cigarettes et opérations hors tabac.

Pour les organismes de santé, il est difficile de savoir si le retour des cigarettiers à vocation unique est une bonne ou une mauvaise nouvelle. En effet, on sera sans doute très content de voir un jour la bannière Pharmaprix libérée de son association avec Imperial Tobacco, puisqu’il n’est pas normal que des professionnels de la santé travaillent indirectement pour une compagnie de tabac.

Cependant, un cigarettier à vocation unique est structurellement incapable de faire autre chose que de se battre jusqu’au bout pour promouvoir le tabagisme : il n’a aucun produit de rechange.

Jugement surprise en Ohio

Au moment d’aller sous presse, nous apprenions qu’un autre jury, cette fois en Ohio, a donné raison aux cigarettiers sur toute la ligne dans une cause l’opposant à une coalition de 114 caisses d’assurance-maladie syndicale.

Les caisses réclamaient 2 milliards $ U.S. en dédommagement, et la plupart des observateurs s’attendaient à ce qu’elles l’emportent en première instance, mais que le jugement soit cassé par la cour d’appel.

Les retombées du jugement sont difficiles à évaluer. Les actions de Philip Morris ont grimpé de près de 10 % dans les heures suivant l’annonce, pour ensuite retomber quelque peu le lendemain, le 19 mars dernier.

Francis Thompson