Commandites : quand le bon sens s’envole en fumée

À en croire les fabricants de cigarettes, les commandites n’auraient aucun effet sur la consommation de cigarettes. Si on accepte cette logique, il faut se rendre à l’évidence que ces compagnies sont en quelque sorte des citoyens corporatifs modèles, distribuant argent ici et là dans de grands gestes altruistes.

C’est le temps de remettre les pendules à l’heure. Il est complètement naïf de croire que des entreprises sophistiquées comme les compagnies de tabac dépensent de l’argent les yeux fermés. Toutes ces compagnies possèdent de grands départements de marketing qui sont là justement pour vérifier si l’argent dépensé en publicité rapporte plus que son investissement.

Il faut avouer que ces compagnies ont beau jeu car il est très difficile de mesurer l’impact réel d’une campagne de publicité. La principale raison est que le succès d’une cigarette est largement tributaire de son image. Et n’importe quel spécialiste de la question vous répondra que c’est pratiquement impossible de mesurer l’impact d’une campagne d’image puisque ça prend souvent plusieurs années à construire une image.

Certaines personnes de l’industrie du tabac sautent sur l’occasion et affirment carrément que la publicité de cigarette ne contribue pas au tabagisme. Tiens donc… La cigarette serait le seul produit sur le marché qui ne bénéficierait pas de la publicité. Comme c’est étrange!

C’est sûr que les gens ne commencent pas à fumer à cause d’un poster. Mais chaque poster contribue à créer l’image d’une marque de cigarettes. L’effet est cumulatif : quand on en a vu des milliers, l’image est bien entrée dans la tête des consommateurs.

Pour bien comprendre la stratégie de mise en marché du tabac, il est indispensable de comprendre la notion d’image de produit. Pour ce faire, il n’y a pas de meilleur exemple que la campagne de Marlboro avec le cow-boy.

Au début des années 50, avant d’être lancée sur le marché, cette campagne avait été testée. Étrangement, l’image du cow-boy ne semblait pas plaire aux consommateurs. La campagne ne passait pas la rampe. Mais l’agence de publicité Leo Burnett de Chicago réussit à convaincre son client (Philip Morris) d’aller quand même de l’avant, sachant qu’il faudrait sans doute plusieurs années à la campagne pour vraiment porter fruit.

Cette campagne d’image a si bien fonctionné que Marlboro est passée d’une marque inconnue à la cigarette la plus vendue dans le monde. Les gens consomment des cigarettes Marlboro parce que l’image véhiculée leur plaît. On pourrait dire qu’ils s’associent psychologiquement avec le cow-boy des publicités de Marlboro. Les spécialistes connaissent l’importance de l’image d’un produit.

Plus un produit est inutile, plus il dépend de son image. Lorsqu’une marque de cigarettes s’associe à un événement sportif ou culturel, elle bénéficie largement de l’image de marque de l’événement. C’est la raison principale pour laquelle les compagnies de tabac commanditent des événements.

Comme la publicité d’image est très difficile à mesurer, imaginez mesurer l’efficacité d’une commandite sur l’image. C’est encore moins évident. C’est pour ça que les fabricants de cigarettes clament haut et fort qu’il n’y a pas de preuves scientifiques du lien entre les commandites et le tabagisme. Rappelons-nous qu’ils ont aussi nié pendant des décennies le lien entre le cancer du poumon et le tabagisme…

C’est peut-être de bonne guerre, mais ne soyons pas dupes. Ce n’est pas parce qu’un phénomène est difficile à mesurer avec précision qu’il est négligeable. Dans le cas du tabac, c’est plutôt le contraire.

L’industrie du tabac nous dit que les commandites permettent aux compagnies de s’arracher des parts de marché sans accroître la consommation globale de tabac. C’est un argument qui est au mieux boiteux puisque les consommateurs de tabac sont très fidèles à leur marque. Aux États-Unis, où le marché de la cigarette est beaucoup plus compétitif et instable qu’ici, il n’y a que 10 p.cent de fumeurs qui changent de marque par année. Les compagnies ont donc peu d’intérêt à s’attaquer aux marques concurrentes.

Récemment, Marie-Josée Lapointe du Conseil canadien des fabricants des produits du tabac affirmait à Radio-Canada : « La commandite est là pour mettre en lumière une marque. C’est jamais associé à un produit. » Le problème, c’est qu’on ne distingue à peu près jamais la différence entre le produit et la marque. Y a-t-il une seule personne dans le pays qui n’est pas capable de faire le lien entre du Maurier et la cigarette? Voyons donc! On nous prend pour des imbéciles! Quand on ne sait plus quoi inventer, on se lance dans une guerre de sémantique.

Compliquer le débat le plus possible est une tactique classique de la propagande. Ça permet de gagner du temps. On complique tout et pendant que les gens sont occupés à comprendre, on agit. Ici agir c’est vendre un produit qui cause la mort d’un très grand nombre de Canadiens qui consomment un produit toxique en vente libre.

En plus de contribuer à l’image de marque des compagnies de cigarettes, les commandites créent l’impression qu’elles sont des entreprises charitables qui viennent en aide aux organismes culturels et sportifs, surtout à l’heure où le financement d’événements devient de plus en plus ardu. La réalité, c’est qu’elles offrent leur argent pour des raisons purement mercantiles, ce qui est normal puisqu’elles sont là pour faire de l’argent.

L’effet Villeneuve

Les commandites contribuent également à rendre le tabac socialement acceptable. Quand on voit des vedettes comme Jacques Villeneuve à côté d’un logo de Rothmans, ça devient gênant de parler contre le tabac. Tant et aussi longtemps qu’on permettra aux compagnies de tabac de se construire des images de marque en s’associant avec des événements sportifs ou culturels, on laissera ces mêmes compagnies se comporter comme rois et maîtres de notre santé collective.

Comme la grande majorité des fumeurs commencent à fumer avant 18 ans, il n’est pas surprenant que les fabricants de cigarettes fassent des efforts considérables pour être visibles lors d’événements commandités qui attirent un grand nombre de jeunes. Même si leurs campagnes publicitaires ne sont pas censées viser les moins de 18 ans, il se produit un « spillover ». Les jeunes sont touchés « par accident ».

Par accident ou consciemment, le fait est que plusieurs intervenants en santé prétendent que les adolescents sont la cible privilégiée des commandites de l’industrie du tabac. On pourrait être porté à leur donner raison, car l’industrie n’a pas d’autre choix que de se tourner vers les jeunes. En effet, non seulement les adultes non-fumeurs ne se laissent pas tenter par la cigarette, mais encore les adultes fumeurs aimeraient arrêter. (Un sondage en novembre 1994 indiquait que plus de trois fumeurs sur quatre ont déjà essayé sans succès d’arrêter de fumer.)

Ce n’est donc pas un hasard si ces compagnies s’associent à tout ce qui est susceptible d’attirer les adolescents : la musique, l’humour, la course automobile, le tennis, la mode (Fondation Matinée) et les feux d’artifice. Qui représente une plus belle clientèle pour ces compagnies que les jeunes?

En dernier recours, lorsque l’industrie est à court d’arguments pour défendre les commandites, elle invoque la liberté d’expression. Dans une société démocratique, on a le droit d’imposer des limites. On a déjà interdit la publicité à caractère pornographique, tout comme on interdit au Québec la publicité de jouets destinée aux enfants. C’est un choix de société. La question qu’il faut se poser est : veut-on oui on non une population en meilleure santé?

Alain Cliche, concepteur publicitaire depuis 7 ans et pigiste. Il a oeuvré à ce jour pour une vingtaine d’agences de publicité.