À 75 contre 1, le Sénat adopte la loi antitabac

À quelques semaines des élections fédérales, le ministre fédéral de la Santé, David Dingwall, a réussi de justesse à sauver son projet de loi antitabac en promettant quelques concessions aux sénateurs réfractaires.

Au bureau du ministre, on ne croyait plus avoir de majorité au Sénat le matin du 16 avril, à quelques heures des votes, pour défaire des propositions d’amendement, dont l’adoption aurait eu pour effet de faire mourir le projet de loi C-71 au feuilleton. Pourtant, quelques heures plus tard, et au grand soulagement des militants antitabac dans la galerie des visiteurs, les 27 amendements proposés par les sénateurs ont tous été défaits, et le projet de loi a été adopté par une majorité écrasante de 75 à 1.

À la sortie de la chambre, M. Dingwall a affirmé aux journalistes qu’il n’y avait eu aucun tordage de bras en coulisses. « Ce n’est pas dans ma nature, comme vous le savez tous », a-t-il déclaré en vrai pince-sans-rire. Tout le monde a tout de même compris que M. Dingwall avait dû ressortir des arguments fort convaincants à la réunion du caucus sénatorial libéral en début d’après-midi.

Le sénateur Colin Kenny, pourtant l’un des plus éloquents détracteurs de l’industrie, avait proposé toute une série d’amendements, en prétendant qu’il restait encore assez de temps avant le déclenchement des élections pour faire réadopter la loi amendée à la Chambre des communes. Les amendements de M. Kenny prévoyaient la création d’un « fonds de responsabilité sociale », qui serait créé « pour aider l’industrie canadienne du tabac à témoigner de sa préoccupation pour la santé et le bien-être des Canadiens, et des jeunes en particulier ».

Concrètement, le fonds aurait servi aussi bien à des programmes de sensibilisation auprès des jeunes qu’à remplacer les commandites du tabac. Mais après la réunion avec M. Dingwall, M. Kenny a vite changé d’avis, allant même jusqu’à demander le consentement unanime des sénateurs pour le retrait de ses amendements, ce qui lui a été refusé.

Attitude ambiguë des conservateurs

Jusqu’ici, le parti conservateur avait plutôt bonne réputation chez les organismes antitabac, grâce en particulier à l’adoption de la loi C-51 en 1988 interdisant la publicité.

Mais cette fois-ci, tel que noté dans le dernier numéro d’Info-tabac, le sénateur Pierre Claude Nolin, l’un des principaux organisateurs de la campagne électorale conservatrice, s’est transformé en représentant quasi officiel du lobby des commandites. Il a présenté une série d’amendements qui aurait eu pour effet, entre autres, de permettre la publicité de commandites un peu partout pendant les trois mois précédant un événement.

Lors des débats au Sénat, M. Nolin était loin d’être le seul à se présenter comme défenseur des événements commandités. Le sénateur québécois Fernand Roberge a repris en bloc l’argumentation de l’industrie, se disant d’accord avec l’objectif de la loi C-71 – la prévention du tabagisme juvénile – tout en prétendant qu’il n’y a pas de lien de cause à effet entre la publicité de commandite et la consommation.

Le Manitobain Duncan Jessiman a eu recours à une autre vieille tactique : l’anecdote personnelle qui ne démontre rien. « J’étais très conscient de la publicité monstre que les compagnies de tabac faisaient à l’époque… Pourtant, je n’ai jamais envisagé de fumer. Je suis certain que ce n’est pas la publicité qui a poussé mon père, mes quatre frères et mes amis à se mettre à fumer. »

Pour sa part, le Néo-Brunswickois Jean-Maurice Simard a accusé les libéraux d’hypocrisie, d’avoir attendu à la toute dernière minute pour déposer le projet de loi C-71 « par seul souci de gagner des votes ». Mais des deux côtés de la chambre sénatoriale, on semblait avoir très peur de faire le jeu du Bloc Québécois en renvoyant la loi Dingwall à la Chambre des communes à la veille d’élections générales.

Les sénateurs libéraux, de concert avec bon nombre de conservateurs, ont donc bloqué tout amendement. Même les propositions du sénateur Nolin n’ont attiré que 22 votes sur 73. Et au moment du vote final sur le projet de loi, seul Jean-Claude Rivest a voté contre.

Nolin lui-même a endossé la loi Dingwall – ce qui ne l’a pas empêché de dire aux journalistes, en sortant de la chambre haute, que plusieurs événements commandités étaient « en danger » et qu’il souhaitait « de la misère » aux candidats libéraux à cause des effets des nouvelles restrictions.

La note

De l’avis de plusieurs des observateurs antitabac qui étaient sur place, l’écrasante marge de victoire avait de quoi inquiéter les organismes de santé : on se demandait ce qui s’était vraiment passé en coulisses. La sénatrice Céline Hervieux-Payette a dévoilé une partie du secret tout de suite après le vote: elle a affirmé avoir voté en faveur de la loi Dingwall parce qu’il y aurait une annonce bientôt sur un éventuel système de compensation pour les événements qui perdraient leurs commanditaires.

Le lendemain du vote, les organisateurs de la course de formule Indy de Toronto ont rendu public une lettre du ministre Dingwall sur la question du sport automobile. Dans cette lettre, M. Dingwall promet de présenter des amendements à la loi C-71 avant la fin de 1997 pour assurer « le respect des normes internationales en ce qui a trait à l’utilisation de logos sur les voitures, les conducteurs, les équipes de soutien et les équipements de transport ».

Les organisateurs ont tout de suite crié victoire, mais la lettre du ministre laisse une certaine place à l’ambiguïté. En effet, pour les courses de formule Indy et Atlantique, la norme « internationale » pourrait bientôt changer, si la Food and Drug Administration américaine arrive à interdire les commandites. (Voir « Victoire de la FDA en Caroline du Nord ».)

Et du côté des courses de Formule Un, on peut très bien prétendre que la norme internationale est de plus en plus une interdiction du moins partielle des éléments de marque – on n’a qu’à penser aux Grands Prix en Allemagne, en France, en Belgique et en Grande-Bretagne. Il faudra sans doute attendre après les élections pour voir les effets concrets de cet engagement du ministre fédéral de la Santé.

Francis Thompson