Les « Ayatollahs de la santé » contestent la mainmise d’Imperial Tobacco sur le Festival de jazz
Juillet-Août 1997 - No 9
Il fait beau et chaud à Montréal et c’est la saison des festivals. On a le goût de s’amuser plutôt que de faire attention à sa santé. Un petit coup de soleil par ci, deux bières de trop par là, d’énormes desserts à la crème glacée – et des annonces de cigarettes un peu partout.
Du Grand Prix (Player’s) au Festival du jazz (du Maurier) au Festival Juste pour rire (Craven « A »), on est sans cesse confronté à de la publicité à peine déguisée qui clame que fumer… c’est cool.
Comment faire échec à cette honteuse opération de séduction? Eh bien, on fait appel aux « Ayatollahs de la santé », un groupe de jeunes militants débordants d’enthousiasme, qui ont compris que l’humour peut être une arme puissante contre les « hommes en complet gris » d’Imperial Tobacco.
Dès l’ouverture du Festival du jazz, ce petit regroupement jusqu’ici inconnu a réussi à démasquer de manière éclatante le côté sombre de ce grand rendez-vous musical qu’il a surnommé le « Festival international des gaz, de la nicotine et du goudron de Montréal ».
Les Ayatollahs ont préparé un sympathique petit dépliant aux couleurs de du Maurier pour attirer l’attention du public sur les inconvénients de laisser subventionner les plaisirs de l’été par le cartel de la nicotine. « Le Festival de Jazz reçoit 1 million de dollars de la part de du Maurier. Mais si on se fie à la part du marché de cette marque, la compagnie reçoit en échange le droit de:
- tuer 9400 d’entre nous au Canada
- rendre 28 000 enfants dépendants de la cigarette
- causer 1 milliard de dommages en frais de santé et tout ça, chaque année. »
Pour distribuer le dépliant, les Ayatollahs se sont déguisés en noir et maquillés en blanc pour souligner le côté macabre de la commandite du festival par les cigarettes « du Meurtrier ». Ils ont convoqué les médias pour l’après-midi du premier jour du festival, coin Jeanne-Mance et Sainte-Catherine, où se trouve la scène du Maurier.
Les organisateurs ont eu vent de la manifestation; à l’heure fatidique, plusieurs responsables à la mine plutôt inquiète attendaient la suite des événements et discutaient avec les nombreux policiers sur place. On a même pu voir sur place un représentant de l’agence de relations publiques Edelman, laquelle entretient des rapports étroits avec l’industrie et qui a organisé le « Ralliement pour la liberté de commandite ».
Les Ayatollahs ont déjoué la police en arrivant de l’autre côté de la Place des arts et en se postant en haut des escaliers en face du Complexe Desjardins. Les journalistes ont accouru pour interviewer le porte-parole du groupe, qui disait s’appeler « Jean Némard ».
Tout en se disant un grand amateur de jazz, M. « Némard » a vivement dénoncé, chiffres à l’appui, le fait que le festival accepte de l’argent d’Imperial Tobacco. Ce n’est pas parce que la musique est bonne qu’il faut se laisser subventionner par n’importe qui, a-t-il souligné. « On ne prend pas (non plus) l’argent de la pègre pour faire un festival de jazz! »
Jacques-André Dupont, un des organisateurs du festival, est arrivé pour demander aux Ayatollahs d’arrêter de distribuer des dépliants et de quitter les lieux. Il a profité de la présence des journalistes pour lancer une contre-offensive. « Vous nuisez énormément au festival de jazz, a-t-il laissé tomber. Le festival de jazz se veut un événement apolitique. »
M. « Némard » n’a pas eu à réfléchir longtemps pour trouver une riposte : en quoi le fait d’accepter de l’argent du fabricant d’un produit nocif constitue-t-il un geste apolitique? Et à qui appartiennent les rues de Montréal, à une société privée qui organise des festivals ou aux citoyens?
La vingtaine de manifestants a tout de même décidé de quitter le site du festival devant les menaces d’arrestation, tout en promettant de revenir distribuer des dépliants.
La lutte continue…
Deux jours plus tard, les ayatollahs sont revenus à la charge avec un communiqué dénonçant ce qu’ils présentaient comme une violation de leur droit de manifester sur la place publique. « Les dirigeants du Festival sont en déroute. Malgré leurs apparences sympathiques, ils sont prêts à tout pour bâillonner leurs critiques, même à violer la Charte. Mais il leur faudra bientôt admettre que leur association avec une entreprise meurtrière touche à sa fin. »
Le même jour, le cabinet Boyer, Gariépy, Cordeau envoie aux avocats des ayatollahs une mise en demeure au nom du festival. « En vertu des responsabilités envers le public qui ont été conférées à notre cliente par les autorités compétentes, nous sommes d’avis que la présence de vos clients… représente un risque pour notre cliente. »
Malgré cette mise en demeure, les Ayatollahs se sont rendus sur les lieux le soir du 28 juin et ont joué au chat et à la souris pendant environ trois quarts d’heure avec les forces de l’ordre.
Il faut s’attendre à ce que les Ayatollahs poursuivent leurs activités « subversives » : malgré leur peu de moyens, ils ont eu droit à une couverture médiatique considérable. Tous les quotidiens de la métropole leur ont consacré textes et photos; Le Devoir a même présenté en première page une photo d’un des manifestants, déguisé en Faucheuse, avec en arrière-fond une grosse pancarte « Événements du Maurier ».
Francis Thompson