Michel Descôteaux, témoin pour ou contre l’industrie du tabac?

Le directeur des affaires publiques d’Imperial Tobacco est-il devenu un agent secret des forces antitabac? La dernière sortie journalistique de Michel Descôteaux – un article d’opinion publié dernièrement tant dans La Presse que Le Devoir – laisse songeur à cet égard.

Rappelons un peu le contexte : à la mi-avril, lors du lancement officiel de la campagne « Le tabac ou les jeunes », les grands organismes pan-canadiens ont formellement réclamé du gouvernement fédéral la mise sur pied d’une commission d’enquête sur les pratiques de l’industrie du tabac. On pourrait ainsi voir jusqu’à quel point les révélations américaines sur certaines pratiques scandaleuses de l’industrie du tabac ont aussi leur équivalent canadien.

Dans quelle mesure l’industrie canadienne a-t-elle sciemment induit la population en erreur quant à la nocivité du tabac et à l’accoutumance à la nicotine? Y a-t-il eu des manipulations chimiques, génétiques ou autres pour garder les fumeurs accrochés lors du passage aux cigarettes dites « légères »? A-t-on dissimulé des résultats de recherche qui pourraient être pertinents pour des poursuites civiles, voire pour des enquêtes criminelles? A-t-on ciblé les adolescents dans la conception des stratégies de marketing?

La plupart des indices dont disposent les organismes de santé canadiens proviennent de documents découverts lors de procédures américaines. Ainsi, on a pu mettre la main sur les procès-verbaux de réunions internationales du groupe BAT (British American Tobacco), auxquelles participaient des représentants d’Imperial Tobacco et d’Imasco, et où l’on discutait allègrement du développement et de l’utilisation de variétés de tabac à haute teneur en nicotine et de procédés chimiques pouvant augmenter la quantité de nicotine absorbable par le fumeur. (Voir notre numéro d’avril 1997.)

Plus récemment, des avocats travaillant pour l’État du Massachusetts ont découvert des lettres d’un des principaux avocats d’Imperial Tobacco, Simon Potter, où il est question de détruire des copies d’études scientifiques traitant de la nicotine et du caractère cancérogène de la fumée de tabac. (Voir « La « politique de rétentions de documents » d’Imperial Tobacco soulève bien des questions ».)

Rappelons aussi que les procédures qui ont mené à l’invalidation de la loi fédérale de 1988 (Loi réglementant les produits du tabac) ont permis de découvrir des études de marketing auprès d’adolescents; et que le rôle des cigarettiers dans la promotion de la contrebande est loin d’être clair.

À la mi-octobre, Fernand Turcotte, professeur à l’Université Laval, et François Damphousse de l’Association pour les droits des non-fumeurs ont fait paraître un article pour réitérer l’importance de faire enquête sur l’industrie canadienne.

« Il importe que les Canadiens comprennent bien toute l’énormité des griefs reprochés aux cigarettiers américains parce qu’ils ont été bernés de la même manière, ont-ils écrit. Les gens d’ici comprendraient alors mieux pourquoi les compagnies de tabac canadiennes cherchent à se distancer le plus possible de leurs parents américains, tellement elles redoutent d’avoir à rendre compte ici des mêmes méfaits. » (Cette deuxième phrase a été coupée par La Presse.)

La réplique de M. Descôteaux confirme le diagnostic posé : « Ce n’est pas parce que votre voisin est l’objet d’une enquête criminelle qu’il faut nécessairement qu’on vous soupçonne de quelque chose. À moins, bien sûr, qu’on ne détienne au moins quelques indices sérieux que vous avez peut-être quelque chose à vous reprocher. »

Or, la société américaine Brown & Williamson ne peut honnêtement être qualifiée de simple « voisine » de la société canadienne Imperial Tobacco; ce sont plutôt des sœurs jumelles au sein de la famille BAT. Les célèbres Cigarettes Papers, documents provenant sans exception des archives de Brown & Williamson, rendent compte d’au moins trois grandes conférences corporatives tenues au Québec et réunissant les chercheurs du groupe BAT. (À Montréal en 1967 et 1984, à Montebello en 1982.)

M. Descôteaux ne dément nullement la participation de son employeur à des réunions où l’on discutait de taux de nicotine, mais tente de banaliser ces rencontres. « Ni l’une ni l’autre de ces discussions n’était criminelle, condamnable ou même inappropriée, et ni l’utilisation de tabac Y-1 ni le recours au traitement à l’ammoniaque ne sont contraires à la loi, condamnables ou inappropriés. »

En effet, peu de consommateurs avertis s’étonneront de nos jours du fait que les compagnies de tabac s’intéressent vivement à la quantité de nicotine réellement administrée aux fumeurs et aux méthodes qu’on pourrait utiliser pour ajuster cette quantité. « Notre objectif d’affaires consiste donc à vendre de la nicotine, une drogue qui crée une accoutumance et qui s’avère efficace dans le soulagement de mécanismes de stress », écrivait déjà le principal avocat du cigarettier Brown & Williamson, Addison Yeaman, dans une célèbre note de service datée 1963.

Mais est-ce vraiment anodin d’ajuster les niveaux de nicotine absorbable en utilisant l’ammoniaque pour modifier le pH de la fumée de cigarettes? Ce procédé déjoue les « machines à fumer » utilisées pour établir les taux de nicotine officiels qui sont signalés sur les paquets de cigarettes. À notre connaissance, il n’a jamais été signalé ni aux autorités gouvernementales ni à la population avant d’être découvert par les organismes de santé.

De plus, aussi ridicule que cela puisse paraître et malgré les récents aveux des cigarettiers américains, l’industrie canadienne continue de nier que la nicotine est l’agent pharmacologique dans le tabac qui crée la dépendance chez les fumeurs, ni même que la dépendance au tabac existe. Notre cigarettier national continue plutôt d’associer abusivement la nicotine à la « saveur » de la fumée de cigarettes.

À cet égard, le patinage artistique de M. Descôteaux laisse pantois : « Un mot sur le développement, au Canada, de nouvelles variétés de tabac. Il importe de signaler ici que ce développement, à la fin des années 70, poursuivait plusieurs objectifs : améliorer le rendement des cultures, en accroître la résistance aux maladies, et augmenter la maturité du tabac cultivé au Canada afin de le rendre plus attrayant sur les marchés d’exportation et de mieux répondre aux attentes des consommateurs. Sur ce dernier point, si un tabac plus mûr (ce qui signifie qu’il aura, entre autres caractéristiques, une plus haute teneur en nicotine) constitue un atout dans la production de cigarettes (il a plus de saveur), cela ne signifie pas que la teneur en nicotine de la fumée de ces mêmes cigarettes en soit plus élevée. »

Sans le préciser clairement, M. Descôteaux laisse entendre que l’augmentation des taux de nicotine dans les feuilles de tabac était ou bien accidentelle, ou bien reliée à la saveur. Or, les nombreuses études BAT de l’époque montrent clairement qu’une des priorités de recherche pour le groupe était justement de maintenir des niveaux de nicotine suffisants pour « satisfaire » les consommateurs tout en diminuant les taux de goudron cancérogène enregistrés par les appareils officiels.

Documents détruits? Aucun problème!

Finalement, M. Descôteaux se moque du fait que « les activistes antitabac n’aiment pas la politique de gestion des dossiers d’Imperial Tobacco ».

Ce ne serait que du vent : « Je rappelle ici que ce ne sont pas des originaux d’études qui ont été détruits, mais simplement des copies dont nous n’avions plus besoin, et seulement après nous être assurés que les originaux existaient toujours, et que notre entreprise pourrait y avoir de nouveau accès en cas de besoin. En conséquence, ces documents ne sont aujourd’hui ni plus ni moins accessibles que lorsque nous en avions des copies dans nos classeurs. »

M. Descôteaux escamote ici une nuance essentielle : les documents originaux, entreposés en Angleterre ou aux États-Unis, ont beau être accessibles à Simon Potter et à Imperial Tobacco, ils ne le sont pas aux autorités et aux plaignants canadiens lors de procédures judiciaires ou autres. D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu des procès contre Brown & Williamson aux États-Unis, on n’aurait même pas appris l’existence des études en question.

C’est un principe fondamental de droit qu’une entité comme Imperial Tobacco, mêlée régulièrement à des procédures judiciaires, n’a pas le droit de détruire des documents qui constituent des éléments de preuve, ou qui pourraient le devenir par la suite.

De plus, la pertinence de tels documents ne se limite pas à leur contenu ; il est souvent bien plus important de pouvoir prouver, disons, qu’Imperial Tobacco était au courant de la nocivité de tel ou tel additif à une date donnée que d’avoir en main les résultats d’analyses toxicologiques dont on ignore la diffusion au sein du groupe BAT.

Bref, M. Descôteaux confirme à sa façon qu’il y effectivement anguille sous roche, c’est-à-dire assez d’éléments pour justifier la tenue d’une enquête. Il confirme :

  1. Que des représentants d’Imperial Tobacco ont participé à des discussions internationales sur le meilleur moyen d’augmenter la teneur en nicotine des feuilles de tabac et de modifier le pH de la fumée de cigarettes afin de faciliter l’absorption de nicotine;
  2. Que des recherches ont eu lieu au Canada pour développer des variétés de tabac à haute teneur en nicotine;
  3. Que des copies d’études ont été détruites en 1992 et que cette destruction était assez importante pour que l’avocat Simon Potter ait cru bon de la signaler à des correspondants aux États-Unis et en Angleterre.

Francis Thompson