La « politique de rétention de documents » d’Imperial Tobacco soulève bien des questions

Ce ne sont que deux petites lettres en apparence banales, deux petites lettres qui ne prouvent rien en soi mais qui, suite à leur publication à la mi-septembre, pourraient ébranler profondément la société Imperial Tobacco, le numéro un de l’industrie canadienne du tabac.

Les deux missives portent la signature de l’avocat montréalais Simon Potter du cabinet Ogilvy Renault, qui représente Imperial Tobacco en cour depuis bien des années. Elles sont toutes deux adressées au cigarettier Brown & Williamson, compagnie-sœur d’Imperial aux États-Unis, à un cabinet d’avocats à Londres et à BAT Industries, le cigarettier anglais au coeur de l’empire international BAT dont fait partie Imperial Tobacco.

« Vous seriez peut-être intéressés de savoir qu’Imperial Tobacco Ltée, conformément à sa politique de rétention de documents, a l’intention de détruire plusieurs documents, dont les suivants que vous ne pourrez plus obtenir d’Imperial Tobacco Ltée, qui considère que ceux-ci ne lui sont plus d’aucune utilité, bien qu’il soit possible que la société vous demandera de l’aide à une date ultérieure pour en trouver des copies », écrit Me Potter le 5 juin 1992, dans un anglais tortueux, à ses correspondants britanniques et son correspondant américain. Suit une liste de 61 lignes de lettres et de chiffres qui sont, de toute évidence, des numéros de référence.

Deux mois plus tard, Me Potter confirme « que les documents mentionnés dans ma lettre du 30 juillet ont bel et bien été détruits ».

De quel genre de documents s’agit-il dans les deux lettres? Au Massachusetts, où le procureur général prépare une poursuite civile contre les cigarettiers, les avocats de l’État disent avoir retracé 22 des numéros de référence cités dans la lettre du 5 juin. À deux exceptions près, il s’agirait d’études scientifiques du groupe BAT portant sur le caractère cancérogène de la fumée de tabac.

Une autre étude porte sur la fumée secondaire, alors que la dernière étude répertoriée par les avocats semble traiter de la compensation. Ce phénomène, constaté chez les fumeurs qui remplacent leurs cigarettes régulières par des cigarettes dites légères, consiste à modifier la façon de fumer (bouffées plus fréquentes ou plus profondes) pour atteindre le même taux de nicotine que d’habitude.

Comportement douteux d’Imperial Tobacco?

Les deux lettres de Me Potter, retrouvées grâce au travail acharné des avocats du Massachusetts, sont une indication de plus que les cigarettiers canadiens ont un comportement semblable à celui de leurs vis-à-vis américains, a soutenu en conférence de presse Louis Gauvin, coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac.

Dans les nombreuses poursuites civiles intentées contre l’industrie américaine, les allégations de conspiration, de destruction de documents et d’abus systématique du secret professionnel entourant le travail des avocats sont autant de fils conducteurs. En particulier depuis la publication en 1996 des Cigarette Papers, un recueil de documents secrets de Brown & Williamson, les militants antitabac accusent l’industrie américaine d’avoir systématiquement confié le contrôle de leurs programmes de recherche à leurs avocats.

Ceux-ci auraient censuré des rapports scientifiques internes et même annulé les projets dont les résultats étaient en contradiction avec la position officielle de l’industrie concernant la nocivité du tabac et la dépendance à la nicotine. Ils auraient aussi épluché les archives scientifiques des cigarettiers pour éliminer autant que possible la trace de recherches compromettantes. De plus, on les accuse d’avoir frauduleusement fait passer des études scientifiques pour des documents d’avocats (« attorney work product ») qu’on peut refuser de divulguer à ses adversaires lors de poursuites civiles.

À plusieurs reprises, les tribunaux américains ont ordonné la divulgation de milliers de ces documents, dont un grand nombre sont maintenant disponibles sur Internet.

Ce type de dissimulation de documents compromettants a-t-il eu lieu au Canada aussi? Même l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) n’ose pas aller aussi loin. Mais ses porte-parole affirment que les lettres de Me Potter soulèvent des questions d’intérêt public qui justifient la mise sur pied d’une commission royale d’enquête sur l’industrie du tabac.

Contacté par la Presse canadienne, Me Potter a qualifié toute l’opération décrite dans ses lettres de « procédures normales de rangement » et a soutenu qu’aucun document original n’a été détruit.

Cette tentative de banaliser l’affaire ne constitue pas réellement une réponse aux questions formulées par l’ADNF, la Coalition québécoise et le Conseil québécois sur le tabac et la santé lors de leur conférence de presse conjointe du 15 septembre dernier. En particulier :

  • Y avait-il un rapport entre les « procédures de rangement » invoquées par Me Potter et le fait que l’Ontario était à l’époque sur le point d’adopter sa Loi sur les recours collectifs, la première du genre au Canada?
  • Pourquoi un avocat plutôt qu’un cadre ou un chercheur s’occupait-il de faire le ménage dans les archives scientifiques d’Imperial Tobacco?
  • Si les documents à détruire n’avaient réellement plus « aucune utilité » pour Imperial Tobacco, pourquoi Me Potter a-t-il cru bon de signaler l’imminence de leur destruction à trois correspondants étrangers, dont un cabinet d’avocats de Londres qui avait l’habitude de représenter le Groupe BAT? Et pourquoi a-t-il souligné que le cigarettier canadien pourrait avoir besoin de nouvelles copies des documents détruits à une date ultérieure?
  • Les deux lettres de Me Potter sont classées « confidential and privileged », ce qui les met dans la même catégorie que les conseils juridiques qu’un avocat donne à son client. Quelle est donc la pertinence des documents par rapport à d’éventuelles poursuites contre Imperial Tobacco ou au débat public entourant le tabac et la santé?
  • Si les documents détruits en 1992 confirmaient la position officielle d’Imperial Tobacco sur le cancer et la dépendance, pourquoi la société ne les a-t-elle pas conservés, voire rendus publics? Si ce n’est pas le cas, le cigarettier avait-il l’obligation légale ou éthique de les rendre publics?

En conférence de presse, Eric LeGresley, avocat de l’ADNF, a rappelé que tout fabricant d’un produit a l’obligation légale d’avertir le consommateur des dangers inhérents à son produit et que cet avertissement doit être complet et proportionnel au risque encouru. De plus, même avant qu’une poursuite civile ne soit engagée, le fabricant a l’obligation de conserver tout document qui pourrait être pertinent pour une poursuite civile éventuelle.

« Je trouve inquiétant que tout ce que nous apprenons sur l’industrie canadienne nous vient de procédures juridiques aux États-Unis », a ajouté Me LeGresley, qui souhaite qu’il y ait un moyen direct d’accéder aux archives des cigarettiers canadiens et ainsi d’évaluer dans quelle mesure leur comportement a été le même que les compagnies de tabac américaines.

Francis Thompson