Les provinces pourront poursuivre les cigarettiers plus facilement

Le 29 septembre, la Cour suprême a confirmé la validité de la Loi sur le recouvrement des dommages et des coûts des soins de santé imputables au tabac de la Colombie-Britannique, dans le litige qui l’opposait à Imperial Tobacco Canada (ITC), JTI-Macdonald (JTI) et Rothmans Benson & Hedges (RBH).

Lourde de conséquences, cette victoire ouvre la porte à d’éventuelles poursuites de la part des autres provinces qui pourraient se munir de législations similaires pour contraindre les compagnies de tabac à répondre de leurs actes.

« Aujourd’hui, les neuf juges du plus haut tribunal au pays se sont prononcés en notre faveur, s’est réjoui le ministre de la Santé de la Colombie-Britannique, George Abbott. Maintenant, nous pouvons aller de l’avant avec notre poursuite visant à récupérer les sommes dues à nos contribuables. »

Initialement prévu en avant-midi, le prononcé du jugement a été reporté à 16h, à la demande de RBH. Seul fabricant de cigarettes dont les actions sont cotées à la bourse canadienne, il souhaitait que les conclusions de la Cour soient dévoilées après la clôture des marchés financiers.

Le 8 juin, lors des audiences, les avocats de l’industrie ont voulu faire déclarer la loi inconstitutionnelle sous prétexte qu’elle outrepassait la compétence législative de la province et qu’elle violait le principe de l’indépendance judiciaire et celui de la primauté du droit. Le tribunal a rejeté leurs arguments.

Impact de la législation

Contrairement à ce que certains médias ont rapporté, ce verdict n’autorise pas à la province de l’Ouest à poursuivre les cigarettiers puisque cette dernière avait déjà le droit de le faire. Ce que la Cour suprême atteste, c’est la constitutionnalité d’une loi qui facilite les poursuites civiles contre les manufacturiers, en inversant en partie le fardeau de la preuve. Une fois que la Colombie-Britannique aura établi que les géants du tabac ont conspiré pour cacher les risques et la dépendance associés à leurs produits, ces derniers devront démontrer qu’ils ne sont pas à l’origine des dépenses engagées par le gouvernement pour soigner les personnes que la cigarette a rendues malades.

Grâce à la Loi sur le recouvrement des dommages et des coûts des soins de santé imputables au tabac, la Colombie-Britannique ne sera pas obligée d’identifier les victimes pour lesquelles elle intente une poursuite. De plus, elle n’aura pas à établir la cause de leurs maladies, ni à prouver les dépenses engagées pour chacune d’entre elles. Pour faire sa preuve, le gouvernement pourra plutôt recourir à des études épidémiologiques ou sociologiques. On vient ainsi contrecarrer une stratégie de l’industrie du tabac qui fait en sorte que la procédure judiciaire s’éternise parce qu’elle exige la preuve que ses produits ont été responsables des maladies de chaque victime.

La loi élimine également le délai de prescription – qui délimite la période au cours de laquelle une poursuite peut être intentée. Normalement, il commence au moment où la partie demanderesse savait (ou aurait dû savoir) que la partie défenderesse a commis une faute. Dans un dossier aussi complexe que le tabac, il est difficile de déterminer avec justesse quand l’industrie a initié son plan de conspiration et quand le gouvernement de la Colombie-Britannique a été au courant de celui-ci. Pour éviter d’être pris dans un imbroglio sur cette question, le délai de prescription a été supprimé. Si elle le voulait, la province pourrait attendre plusieurs années avant de se relancer dans une bataille juridique.

Rappel des accusations

La Colombie-Britannique soutient que depuis les années 1950, les cigarettiers ont manqué à leur devoir d’informer les consommateurs des dangers de la cigarette. « Si l’industrie s’était conformée à ses obligations, le nombre de fumeurs aurait décliné depuis déjà longtemps; moins de gens auraient succombé à une maladie attribuable au tabagisme et les coûts reliés à l’usage du tabac seraient inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui », peut-on lire dans sa requête.

Entrée en vigueur en janvier 2001, la Loi sur le recouvrement des dommages et des coûts des soins de santé imputables au tabac est la deuxième législation élaborée par le gouvernement de Colombie-Britannique afin de poursuivre les fabricants. (La Cour suprême de la province avait invalidé la précédente pour cause d’extraterritorialité.) Dès son application, il a intenté une action juridique contre 14 organisations, incluant les trois principaux cigarettiers au pays, le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, les multinationales Philip Morris, British American Tobacco, ainsi que leurs filiales américaines. La province espère ainsi obtenir 10 milliards $.

Selon une étude du Groupe d’Analyse, les coûts des soins de santé liés au tabagisme seraient de 3,9 milliards $ par année au Canada. Pour le Québec – longtemps le « champion fumeur » de toutes les provinces canadiennes – l’usage du tabac engendrerait des dépenses annuelles de plus d’un milliard $ pour le système de santé.

Poursuivre ou ne pas poursuivre?

Notons que toutes les provinces canadiennes, à l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard, sont intervenues en Cour pour appuyer la Colombie-Britannique. Jusqu’à maintenant, l’Alberta, le Manitoba, l’Ontario, le Québec, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse considèrent la possibilité de poursuivre les manufacturiers.

Alors que Terre-Neuve et l’Ontario disposent déjà de telles lois, une législation semblable à celle de la Colombie-Britannique vient d’être adoptée en Nouvelle-Écosse. En 2000, le gouvernement ontarien avait intenté une poursuite devant des tribunaux américains afin de récupérer 40 milliards $ auprès des cigarettiers. Or, sa demande a été rejetée sous prétexte qu’il n’est pas possible pour un gouvernement étranger d’entamer une action juridique devant les tribunaux américains.

Procureur général de la Colombie-Britannique au moment où la province a élaboré sa loi, l’actuel ministre fédéral de la Santé, Ujjal Dosanjh, est satisfait de la décision de la Cour suprême. Son homologue québécois, Philippe Couillard, indique que la preuve à rassembler pour un tel dossier risque d’être laborieuse mais que le ministère de la Justice examine quand même le jugement.

De leur côté, les groupes antitabac espèrent que Québec ira de l’avant. « Il est anormal qu’une industrie basée sur la création d’une dépendance et l’exploitation de la santé de ses consommateurs soit profitable, alors que nos gouvernements ont de plus en plus de difficultés à faire face à la hausse des coûts de santé », remarque le coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Louis Gauvin.

Réactions des fabricants

De prime abord, Imperial Tobacco Canada est « rassurée par la décision rendue par la Cour suprême » car elle lui permettra de « prétendre à un procès équitable ». Toutefois, elle prétend que le procès à venir « prendra des années à intenter et à plaider », et « qu’il n’y aura pas de gros paiements à la fin du compte ». Confiants de gagner leurs causes, les cigarettiers canadiens ont signalé leur intention de se défendre énergiquement contre toutes les poursuites qui seront intentées contre eux.

Sur plusieurs tribunes, le porte-parole d’Imperial Tobacco, Yves-Thomas Dorval, a par ailleurs mentionné qu’une partie des taxes « élevées » que les gouvernements perçoivent sur les produits du tabac servent déjà à financer le système de santé. Néanmoins, jusqu’à maintenant, il n’y a que les consommateurs qui ont « épongé » une partie de ces coûts, ont répliqué certains intervenants. L’industrie canadienne n’a jamais eu à payer pour réparer la situation qu’elle a créée en gardant son produit sur le marché, en dépit des risques qu’il comporte.

Maîtriser l’industrie

Selon des statistiques de la Société canadienne du cancer (SCC), le cancer du poumon, qui tue 2 300 personnes par année en Colombie-Britannique, demeure la principale cause de décès par cancers au Canada. Pour Rob Cunningham, avocat et analyste des politiques de la SCC, la décision de la Cour suprême représente une victoire très importante dans la lutte pour maîtriser l’industrie du tabac.

Un ancien document confidentiel d’Imperial Tobacco Canada, daté de 1995, révèle que les poursuites juridiques sur la responsabilité des compagnies à l’égard de leurs produits constituent la mesure de santé publique qui risque d’avoir le plus d’impact sur la viabilité de l’industrie du tabac. D’ailleurs, British American Tobacco, la maison-mère d’ITC, a admis que l’adoption de lois facilitant les poursuites pourrait acculer sa filiale canadienne à la faillite, rapportait le Financial Times de Londres le 22 octobre.

Josée Hamelin