Les grands du tabac traînent en justice 18 cigarettiers amérindiens

Les usines et boutiques établies dans des réserves devraient respecter les mêmes lois sur le tabac que les autres, fait valoir Imperial Tobacco Canada
Les géants de l’industrie du tabac font de l’intimidation. C’est du moins ce que pensent les fabricants et les détaillants dans les réserves des Premières nations qui font face à une poursuite intentée par Imperial Tobacco Canada (ITC), Philip Morris USA et Rothmans, une compagnie possédée par Philip Morris International.

« Nous devons nous soumettre à plus de 200 lois et règlements, affirme Éric Gagnon, porte-parole d’ITC, dans un communiqué de presse. Il n’y a pas de raison que les fabricants de tabac opérant sur les réserves des Premières nations soient traités différemment des fabricants légaux. C’est le motif de cette poursuite. »

« Il est inexplicable que les gouvernements du Canada et de l’Ontario ferment les yeux sur ces activités illégales qui minent les règlements sur le tabac, ajoute M. Gagnon dans le communiqué. C’est pourquoi Imperial Tobacco Canada a décidé de passer à l’action et d’intenter cette poursuite. »

Les procédures judiciaires, annoncées en juin, prévoient l’inclusion de groupes exerçant des activités légales ou illégales sur des réserves à titre de tierces parties défenderesses dans la poursuite de recouvrement du coût des soins de santé dus au tabagisme intentée par le gouvernement de l’Ontario.

« Ils vendent à des enfants, ils vendent sans percevoir de taxes, et ils ne respectent pas les règlements sur la présentation et l’étiquetage des produits du tabac. Puisque le gouvernement ne veut pas assumer cette responsabilité, nous avons décidé d’aller de l’avant », déclare M. Gagnon dans son communiqué.

« Ces fabricants produisent et vendent des produits du tabac en Ontario et c’est pourquoi ils doivent comparaître aux côtés des fabricants de tabac canadiens et répondre aux allégations formulées par le gouvernement de l’Ontario contre les compagnies de tabac. Ils comptent actuellement pour plus d’un tiers du volume de cigarettes vendues en Ontario », lit-on plus loin.

Parallèlement, à cause de l’implication de fabricants amérindiens dans le marché noir du tabac, les géants de l’industrie ont entamé des poursuites de plusieurs milliards $ contre 18 cigarettiers opérant sur les réserves. Jacobs Tobacco Company d’Akwesasne, Tyendinaga Mohawk Tobacco Products et Rice Mohawk Industries de Kahnawake sont parmi ces fabricants.

La poursuite initiale

En septembre 2009, le gouvernement de l’Ontario annonçait qu’il réclamait 50 milliards $ de dommages des trois grands cigarettiers canadiens: Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans Benson and Hedges, et leurs sociétés apparentées.

« L’Ontario fait un pas de plus vers le recouvrement des sommes dépensées par les contribuables pour combattre les maladies liées au tabac », affirmait alors le procureur général Chris Bentley.

Cette somme de 50 milliards $ représente ce que la province a dû verser depuis plus d’un demi-siècle pour fournir les soins de santé aux personnes atteintes de maladies liées à la consommation du tabac. M. Bentley précisait que cette somme devrait être justifiée en cour, mais qu’elle reflétait bien les estimations provinciales des coûts assumés depuis 1955.

L’Ontario a fondé le cadre des procédures judiciaires sur une loi adoptée en 2009. En effet, la Loi de 2009 sur le recouvrement du montant des dommages et du coût des soins de santé imputables au tabac donne à la province le pouvoir d’intenter des poursuites contre l’ensemble de l’industrie pour recouvrer les dépenses déjà effectuées et celles à venir associées à ces soins de santé. Elle établit également une méthode pour déterminer les coûts liés aux maladies causées par le tabagisme, et les répartir en fonction de la part de marché des fabricants.

Le gouvernement estime que le coût des soins de santé associés à ces maladies en Ontario s’élève à plus de 1,6 milliard $ par an.

Les réactions des groupes autochtones
Environ 60 usines de cigarettes sont établies dans quelques réserves amérindiennes, plusieurs d’entre elles étant hautement productives.

« Nous sommes prêts à nous battre, a déclaré Shawn Brant, copropriétaire de la tabagie Two Hawks de Tyendinaga, dans une entrevue accordée au National Post.  C’est un retour à l’âge de pierre. S’ils veulent se battre sur les routes, nous nous battrons sur les routes. S’ils veulent aller en cour, nous irons en cour… Les Premières nations font valoir leur droit de mettre sur le marché une ressource ancestrale. »

Selon lui, l’industrie du tabac a amélioré le niveau de vie sur les réserves, et, de plus, le gouvernement et la police reconnaissent l’importance historique du tabac pour la culture autochtone.

Également visé par la poursuite, le président de Rainbow Tobacco à Kahnawake, Robbie Dickson, a déclaré que tous les fabricants poursuivis devraient se liguer pour lutter ensemble contre les géants de l’industrie. « Je n’en croyais pas mes oreilles. Ce n’est qu’une nouvelle tentative de leur part pour nous obliger à fermer nos portes, a-t-il ajouté. Ils veulent nous garder en cour et nous voir dépenser tout notre argent en frais d’avocats, ils veulent provoquer la faillite de tous les fabricants autochtones du Canada afin de conserver leur part de marché. »

Il faut souligner que Rainbow Tobacco se bat actuellement devant les tribunaux contre le gouvernement de l’Alberta qui répond à des accusations liées à la saisie de millions de cigarettes.

Poursuite en justice ou écran de fumée?

 « J’ai des doutes quant aux motifs de l’industrie du tabac, remarque François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs et observateur de longue date du commerce illicite du tabac au Canada. Que comptent gagner les grandes compagnies en compensation de la contrebande alimentée par les 18 manufacturiers amérindiens? Comment comptent-elles toucher l’argent? Viendront-elles simplement dans les réserves pour l’exiger? Si la Gendarmerie royale du Canada n’entre pas dans les réserves pour éviter des affrontements, comment prévoient-elles procéder? »

Une demande d’entrevue adressée au porte-parole d’Imperial Tobacco Canada Éric Gagnon pour lui poser cette question est restée sans réponse.

Concernant l’inclusion des cigarettiers amérindiens comme tierces parties défenderesses dans les affaires du recouvrement du coût des soins de santé, M. Damphousse soupçonne que la manoeuvre judiciaire est un nouveau stratagème des géants de l’industrie visant à détourner l’attention de leur culpabilité, et il tient à rappeler que « la raison pour laquelle des gouvernements provinciaux [comme celui de l’Ontario] poursuivent l’industrie, c’est parce qu’elle a dissimulé des faits et des preuves depuis 60 ans. Les conséquences de ce comportement sont des maladies, des décès prématurés et des coûts additionnels pour le système de santé. Il est clair que les cigarettiers autochtones ne respectent pas les lois fiscales et de santé publique, et je partage sur ce point précis l’opinion de M. Gagnon, mais les manufacturiers amérindiens sont des acteurs récents du drame, alors la part de leur responsabilité serait minime, par comparaison ».

Le cigarettier mohawk Robbie Dickson a aussi des avis très tranchés.

« Je viens d’une nation souveraine qui dispose de traités remontant à des centaines d’années, et c’est pourquoi je ne m’en inquiète pas trop, a-t-il déclaré aux médias. Le fait est que les géants de l’industrie du tabac essayent de nous impliquer, à titre de tierces parties défenderesses, dans des accusations de conspiration, d’infraction à la Loi sur la concurrence, d’infraction à la Loi sur la protection du consommateur, de manquement à l’obligation d’avertir des effets nocifs du tabagisme, et de fausses déclarations qui remontent aux années 1950 et 1960. Je suis en affaires depuis 2004 seulement et mon entreprise respecte à la lettre la réglementation fédérale. Par conséquent, je ne vois pas quel rôle nous pouvons jouer dans ce dossier. »

Un 7e rendez-vous pancanadien contre le tabac

Ultime rappel. À Toronto, du 1er au 3 novembre, le Conseil canadien pour le contrôle du tabac sera l’hôte d’une 7e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé où se rencontreront des chercheurs, des militants et des responsables de la santé publique de tout le pays.

La dernière conférence de ce genre avait lieu à Montréal en novembre 2009 et a réuni plus de 500 personnes, malgré les énergies alors mobilisées dans le monde de la santé publique contre l’épidémie de grippe A (H1N1).

Joey Strizzi