Un nouveau Foqcuss pour rétablir les ponts entre la culture, le sport et les organismes de santé

L’industrie du tabac pourrait bientôt manquer d’alliés au Québec et être obligée de financer des commandites antitabac.

C’est en tout cas la tendance qui se dessine avec le lancement officiel le 14 octobre du Mouvement en faveur du Fonds québécois pour la culture, le sport ou la santé (Foqcuss). Cette nouvelle coalition d’organismes culturels, sportifs et sanitaires prône une taxe dédiée sur les cigarettes pour remplacer les commandites du tabac avec des messages de promotion de la santé, comme cela se fait en Australie depuis 1987. Le « Jazz du Maurier » pourrait bientôt se transformer en « Jazz à pleins poumons ».

En conférence de presse, des représentants de quatre des quelque 115 membres du regroupement ont proposé la création d’une fondation indépendante, gérée par des représentants des milieux concernés (c’est-à-dire culture, sport et santé) et financée par les compagnies de tabac à raison de 0,10 $ le paquet de cigarettes. Ce financement viendrait soit d’une taxe à la consommation, ou d’un impôt sur les profits des cigarettiers.

Selon le Dr Alain Poirier, porte-parole du Foqcuss, il y a fort à parier que ces 0,10 $ supplémentaires ne proviendraient pas uniquement des poches des fumeurs; les cigarettiers pourraient en absorber une bonne partie, puisqu’ils n’auraient plus à payer de commandites pro-tabac.

Il s’agit donc d’une formule gagnante pour tout le monde, à l’exception bien sûr de l’industrie du tabac, qui n’a pas tardé à dénoncer vivement le projet. Marie-Josée Lapointe, porte-parole du Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, est allée jusqu’à comparer l’idée d’une taxe dédiée à du blanchiment d’argent. « Cela revient à dire qu’on n’aime pas l’industrie, qu’on n’aime pas son argent mais qu’on va le blanchir et s’en servir », a-t-elle affirmé à La Presse.

Le Dr Poirier ne lui donne pas entièrement tort. « Effectivement, il y aura toujours un paradoxe dans tout ce qu’on fait par rapport au tabac. » Le tabac a un statut particulier, commente-t-il : il s’agit d’un produit très dangereux, qui crée la dépendance, mais qu’on ne peut plus interdire pour des raisons d’ordre pratique. Le mieux qu’on puisse faire, c’est d’obliger l’industrie à financer les campagnes antitabagiques.

François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, abonde dans le même sens. « Les fabricants sont à la source du problème; ils fabriquent des produits dangereux qui créent une dépendance. Donc, c’est à eux que revient la responsabilité de corriger le problème. »

De la confrontation à la collaboration

L’idée d’un fonds de remplacement pour désamorcer la question des commandites a déjà été proposée lors du débat de 1996-1997 entourant l’élaboration d’une nouvelle politique antitabac au fédéral. À la déception des organismes de santé, le projet de loi C-71 ne contenait ni une interdiction complète des commandites, ni un programme de remplacement, ce qui a permis aux cigarettiers de braquer les organisateurs de grands événements culturels et sportifs contre la prévention du tabagisme.

Devant la perspective d’assouplissements à la loi C-71 au chapitre des commandites, et aussi d’un éventuel projet de loi québécois comprenant une interdiction complète de la publicité de commandite, les intervenants en santé publique ont compris l’importance de faire cause commune avec les milieux culturels et sportifs pour éviter une autre ronde de débats stériles.

D’après le Dr Poirier, il est normal que les organismes directement commandités par les cigarettiers ne veuillent pas s’engager tout de suite dans le Foqcuss. Il faut tout de même souligner que 50 % des membres du nouveau regroupement viennent des milieux culturels et sportifs, dont de gros noms tels que la Société des fêtes et festivals du Québec, la Fédération d’athlétisme, l’Académie québécoise du théâtre et l’Association québécoise de promotion du tourisme socio-culturel inc.

D’ailleurs, il est intéressant de noter les porte-parole utilisés par l’industrie pour sa sortie publique préventive contre le Foqcuss, qui a donné lieu à un article dans La Presse du 8 octobre. Alors qu’on a fait appel à des organisateurs québécois comme Andy Nulman du Festival juste pour rire pour dénoncer la loi C-71, la dénonciation du Foqcuss a été confiée à Max Beck, un organisateur ontarien (!), et à Albert Tremblay, relationniste au bureau montréalais de l’agence Edelman. (Edelman travaille pour Imasco et a créé le « Ralliement pour la liberté de commandites ».)

« Ce serait la loi du discrétionnaire qui s’appliquerait, des gens qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam auraient un droit de vie ou de mort sur des organisations », s’est insurgé M. Tremblay – qu’on ne connaissait jusqu’ici ni d’Ève ni d’Adam, du moins chez les organismes de santé.

Suite au lancement officiel du Foqcuss quelques jours plus tard, les journalistes ont bien sûr cherché à avoir l’avis de M. Nulman, qui a été porte-parole québécois du « Ralliement » dans la campagne contre la loi C-71. Jusqu’ici fidèle allié des cigarettiers, cet organisateur à la langue bien pendue a été plutôt discret. « J’aime mieux attendre et voir si cela en vaudra la peine », a-t-il commenté.

Éviter les erreurs du passé

Est-il réaliste d’exiger l’imposition d’une taxe dédiée pour régler la question des commandites? Les gouvernements sont beaucoup moins allergiques à l’idée des taxes dédiées qu’on ne le prétend, a noté John Redmond, vice-président des Associations touristiques associées du Québec, en conférence de presse.

M. Redmond a cité l’exemple des motoneiges : 60 % des frais d’immatriculation exigés par l’État sont versés à une ONG qui s’occupe de la promotion de la sécurité et de l’aménagement de sentiers. Et à Montréal, on impose une taxe dédiée de 2 $ par nuitée dans les hôtels de la métropole pour financer l’Office du tourisme.

Il est essentiel de confier à un organisme non gouvernemental la gestion des revenus provenant d’une taxe dédiée, a affirmé Jean-Guy Ouellet, président de Sport-Québec. Sinon, on risque de répéter « l’erreur olympique ». Lorsqu’on a légalisé les loteries durant les années 1970, les revenus devaient être réservés au financement du sport amateur, et en particulier aux Jeux olympiques de 1976; en fait ces revenus ont servi à bien d’autres choses. Le gouvernement de l’époque a aussi imposé une surtaxe olympique sur les cigarettes, dont seulement 13,7 % des recettes ont effectivement été investis dans le sport.

Une fondation indépendante, par contre, n’aurait aucun intérêt à se saboter et à verser ses revenus dans le fonds consolidé de l’État.

Le modèle australien

Si on en juge par les résultats obtenus en Australie, la mise sur pied d’une telle fondation aurait des effets positifs sur la santé qui déborderait largement la prévention du tabagisme. Dans l’État du Victoria, où la première fondation de ce genre a été créée en 1987 pour financer une panoplie de campagnes de sensibilisation, comme par exemple sur l’exposition aux rayons ultraviolets, on note des baisses dans les taux de cancers de la peau; une amélioration des habitudes alimentaires; une diminution de l’alcoolisme; et des statistiques à la baisse en matière d’accidents de la route et de suicide.

Des journalistes de La Presse ont fait état du rapport d’une commission parlementaire en Australie du Sud qui aurait été extrêmement critique au sujet du fonctionnement d’une fondation du même genre dans cet État. D’après plusieurs représentants d’organismes de santé australiens, il faut voir dans ce rapport une autre tentative de l’industrie pour discréditer l’idée d’un fonds de remplacement plutôt qu’une évaluation objective du travail de la fondation en question, Living Health.

D’ailleurs, le président de la commission parlementaire dont émane le rapport est bien connu pour ses prises de position en faveur de l’industrie du tabac. Ses recommandations n’ont pas été suivies par ses collègues au parlement de l’État, qui ont préféré confirmer le mandat de Living Health.

Francis Thompson