Recours collectif contre les compagnies de tabac : vers un dédommagement historique pour les victimes
Décembre 2024 - No 171
Après des années de médiation, un plan d’arrangement a récemment été déposé dans le cadre des recours collectifs contre les trois principales compagnies de tabac canadiennes. Ce plan, si les parties l’acceptent, mettrait fin aux poursuites judiciaires contre les cigarettiers intentées il y a plus de 25 ans par les victimes du tabagisme de même que par les gouvernements provinciaux et territoriaux impliqués.
La nouvelle, attendue depuis plusieurs années, est finalement tombée le 17 octobre 2024. Dans un communiqué diffusé en fin de journée, le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS) annonçait le dépôt d’un plan d’arrangement avec les trois principales compagnies de tabac canadiennes visant à dédommager financièrement les quelque 100 000 victimes québécoises du tabagisme ainsi que de nombreuses autres dans le reste du Canada.
Une saga judiciaire qui dure depuis plus de 25 ans
L’histoire du recours collectif contre les compagnies de tabac a débuté en 1998. À l’époque, le CQTS et un dénommé Jean-Yves Blais déposaient une demande en autorisation pour exercer un recours collectif contre les compagnies de tabac. L’objectif était d’indemniser les personnes atteintes d’un cancer du poumon ou de la gorge, ou d’emphysème. Un autre recours collectif visant les mêmes cigarettiers, le recours Létourneau, était également déposé la même année. En 2005, la Cour supérieure du Québec a finalement autorisé les deux recours.
Le procès s’est ouvert au début de l’année 2012 pour se terminer près de trois ans plus tard à la fin de 2014, après 253 jours d’audience. L’année suivante, la Cour supérieure du Québec condamnait les compagnies de tabac JTI-Macdonald Corporation, Imperial Tobacco Canada et Rothmans, Benson & Hedges à verser 15 milliards de dollars en dommages punitifs et moraux à près de 100 000 Québécois·es ayant fumé ou cessé de fumer, et qui sont, ou ont été, atteint·es d’emphysème ou encore d’un cancer du poumon ou de la gorge. Le jugement a été confirmé en mars 2019 par la Cour d’appel du Québec.
Se disant incapables de payer un tel montant aux victimes, les trois cigarettiers ont demandé à la Cour supérieure de Justice de l’Ontario l’autorisation de se placer sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC), demande qui leur a été accordée quelques semaines après le jugement en appel. Un médiateur, Warren K. Winkler, a alors été nommé afin de parvenir à une entente de règlement. Après cinq années de médiation où se sont succédé les demandes de suspension des procédures en lien avec les autres procès auxquels sont confrontés les fabricants, un plan d’arrangement a finalement été annoncé en octobre 2024.
Une entente historique de 32,5 milliards de dollars
L’entente proposée le 17 octobre dernier marque l’histoire pour les victimes du tabagisme. « Le plan est une réalisation remarquable et historique au nom des victimes québécoises, bien qu’il ait fallu de nombreuses années pour parvenir à ce résultat en raison des défis innombrables et sans précédent auxquels les avocats du groupe ont dû faire face tout au long du litige au Québec et des procédures en vertu de la LACC, souligne Dominique Claveau, directrice générale par intérim au CQTS. Ce plan permettra la distribution d’une importante compensation financière aux victimes ainsi qu’à leurs héritiers et aux héritiers des héritiers. »
Le plan d’arrangement prévoit le paiement, par les trois compagnies de tabac, d’un montant de 32,5 milliards de dollars qui se répartiraient comme suit :
- 6,75 milliards de dollars iraient directement aux victimes du tabagisme, c’est-à-dire des personnes qui fument ou qui ont fumé, et qui sont, ou ont été, atteintes d’emphysème ou d’un cancer du poumon ou de la gorge. De ce montant, 4,25 milliards de dollars iraient aux victimes québécoises du recours CQTS-Blais, qui pourraient recevoir chacune un montant allant jusqu’à 100 000 $. La somme subsistante serait répartie parmi les autres victimes québécoises et canadiennes.
- 24,8 milliards de dollars seraient versés aux provinces et territoires en guise de dédommagement pour les couts des soins de santé découlant du tabagisme.
- 1 milliard de dollars seraient investis dans la mise en place d’une fondation vouée à la recherche pour le diagnostic et les traitements contre les maladies liées au tabac.
Dans l’immédiat, les cigarettiers ne disposeraient pas des 32,5 milliards de dollars nécessaires pour dédommager les victimes et les gouvernements. Un montant de 14 milliards de dollars, gelé lors des procédures d’insolvabilité découlant de la LACC, serait toutefois disponible rapidement pour indemniser les victimes et, en partie, les gouvernements. Les compagnies de tabac devraient prélever la somme restante à même leurs profits au cours des décennies à venir.
Il est à noter cependant que le plan d’arrangement, tel qu’il est proposé, prévoit que les provinces et les territoires percevront le reste des indemnités uniquement sur les profits découlant de la vente de tabac par les trois cigarettiers.
Une entente critiquée
Qualifiée d’historique pour les victimes, l’entente a cependant fait l’objet de nombreuses critiques de la part des groupes antitabacs en ce qui concerne le dédommagement aux gouvernements provinciaux et territoriaux, notamment en raison de l’absence de mesures de santé publique.
Peu de temps après l’annonce du plan d’arrangement avec les cigarettiers, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Médecins pour un Canada sans fumée et Action on smoking & Health Canada ont publié une déclaration commune pour exprimer leur mécontentement au sujet de l’entente. « Les provinces ont donné leur accord à une proposition permettant à l’industrie du tabac de maintenir à perpétuité son modèle d’affaires qui tire profit de la dépendance tout en causant des dommages à la santé, peut-on lire dans la déclaration. Elles ont honteusement fermé les yeux sur les dommages que ces mêmes entreprises infligeront aux générations futures. »
La Société canadienne du cancer (SCC) a aussi vivement critiqué l’entente, qui, selon Rob Cunningham, avocat et analyste principal des politiques à la SCC, « ne [permettra] pas de protéger adéquatement la santé des Canadiens dans l’avenir ». L’organisation désapprouve aussi le mandat de la fondation prévue à l’entente, qui se limiterait à financer des projets de recherche visant le diagnostic et le traitement des maladies découlant du tabagisme. « Sans investir dans des mesures importantes visant à réduire le tabagisme, l’entente proposée va à l’encontre de l’intention même des poursuites judiciaires, qui est de limiter les dommages causés par l’industrie du tabac », estime Rob Cunningham.
Pour Flory Doucas, de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, l’enjeu de la fondation constitue plutôt une tentative d’acheter l’appui de la communauté des chercheurs et d’autres groupes. « Il serait plus efficace et gagnant sur le plan économique de forcer l’industrie à planifier la fin progressive de ses opérations, comme on l’envisage pour certaines industries avec la baisse progressive des plafonds pour les émissions des gaz à effet de serre, explique-t-elle. Mais les gouvernements, qui avaient l’industrie du tabac dos au mur, ne lui ont rien imposé pour freiner son recrutement des jeunes vers la dépendance à la nicotine. C’est bien beau de financer des groupes pour sensibiliser les jeunes aux dangers du tabac et du vapotage, mais pourquoi ne pas enchâsser dans l’entente des pénalités lorsque l’industrie les recrute? »
Les prochaines étapes
Même si le cigarettier JTI-Macdonald Corporation s’est opposé à l’entente dans sa forme actuelle, le juge en chef de la Cour supérieure de l’Ontario a autorisé, le 31 octobre dernier, les créanciers à examiner la proposition et à la soumettre au vote. Ces derniers, qui se sont rassemblés le 12 décembre, ont voté en faveur de l’entente.
Au début de l’année 2025, toutes les parties se retrouveront à nouveau devant la Cour supérieure de l’Ontario. Le juge en chef évaluera alors le plan d’arrangement et l’approuvera officiellement, s’il le juge juste. La prochaine année marquera-t-elle la fin de cette saga judiciaire?
Katia Vermette, réd. a.