Québec prépare des mesures législatives additionnelles contre le marché noir
Février 2011 - No 86
… et récolte certains fruits de ses efforts précédents
Le gouvernement du Québec aimerait disposer bientôt d’un registre des produits du tabac, financé par les fabricants, qui lui permettrait de faciliter la saisie des objets de contrebande et le travail des enquêteurs de police, et cela dans le but ultime d’accroître l’effet dissuasif de la taxation sur la prévalence et l’intensité du tabagisme, notamment le tabagisme des jeunes.
Des ventes de cigarettes sur le marché noir ne peuvent qu’amoindrir cet effet dissuasif. Les cigarettes de contrebande se vendraient quatre fois moins cher que les cigarettes taxées, selon le sous-ministre adjoint à la santé publique au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), le Dr Alain Poirier.
Lors du lancement annuel de la Semaine québécoise pour un avenir sans tabac, le 13 janvier, le Dr Poirier a révélé qu’un projet de loi était en gestation au gouvernement et allait aboutir devant l’Assemblée nationale, peut-être lors des travaux parlementaires du printemps, du moins en 2011. Le sous-ministre Poirier s’est montré confiant que son patron, le ministre Yves Bolduc, de même que le gouvernement Charest retiennent aussi l’idée promue par plusieurs groupes pro-santé d’ajouter à la Loi sur le tabac une interdiction de fumer à bord d’un véhicule où un enfant prend place. « La population est assez favorable à ce genre de mesure », a souligné Alain Poirier, qui a également rappelé que plusieurs provinces canadiennes l’ont adoptée. Ce dernier n’a pas confirmé que les nouvelles dispositions anticontrebande seraient dans la même loi.
Les actions contre le marché noir projetées par le Dr Bolduc ne sont pas les premières de son ministère. Depuis mai 2008 à Laval et novembre 2009 sur l’île de Montréal, le MSSS finance l’application par la police locale d’un programme de lutte contre les réseaux locaux de revente illégale de tabac, surnommé « programme VITAL » (pour Ventes Illégales de Tabac À Laval, nom du projet pilote). VITAL mise sur la sensibilisation et la coercition.
Aux initiatives du MSSS s’ajoutent des mesures anticontrebande appliquées par d’autres ministères et qui découlent notamment de changements à la Loi concernant l’impôt sur le tabac adoptés unanimement par l’Assemblée nationale en novembre 2009. En plus d’imposer un moratoire sur la délivrance de permis de manufacturier, la Loi contient des dispositions pour le maintien et le renouvellement desdits permis, elle a permis l’augmentation de certaines amendes, a introduit de nouvelles pénalités fiscales et a autorisé les municipalités à intenter des poursuites relatives à la contrebande.
En parallèle, par des inspections plus fréquentes des commerces légaux, en vertu d’un programme de lutte contre l’économie souterraine élaboré par le ministère du Revenu, le gouvernement a voulu décourager la moindre connexion à des approvisionnements en tabac non taxé. L’opération a ramené certains commerçants dans le droit chemin.
Moitié moins de contrebande qu’en 2008
En septembre 2008, le Conseil canadien des manufacturiers du tabac avait publié une enquête indiquant que la contrebande fournissait 33 % des cigarettes vendues au Canada, 40 % au Québec et 49 % en Ontario.
Le 17 novembre 2010, dans un exposé devant des clients de la banque Morgan Stanley, Louis Camilleri, président du conseil d’administration et chef de la direction de Philip Morris International, a mentionné comme un « développement positif » en matière de commerce illégal de tabac « l’application renforcée [des lois fiscales] au Canada ». Le grand patron de la maison-mère de Rothmans Benson & Hedges a donné son estimation de la taille actuelle du marché noir : ce serait ENTRE 10 ET 20 % du nombre de cigarettes consommées au Canada.
En novembre dernier, l’Association des détaillants en alimentation du Québec (ADA), à ne pas confondre avec l’AQDA ou l’ACDA, a remarqué dans son bulletin de liaison RADAR que « la contrebande du tabac ne représentait plus 40 % mais bien 19 % des cigarettes mises en marché au Québec », une donnée que le vice-président aux affaires publiques de l’ADA, Pierre-Alexandre Blouin, affirme s’être fait confirmer par les principales compagnies de tabac.
Le 2 décembre 2010, dans une mise à jour de la situation financière du gouvernement du Québec, le ministère des Finances a fait état d’une révision à la hausse de 50 millions de $ des revenus provenant de la taxe spécifique sur le tabac, par rapport à ce qui avait été prévu dans le budget Bachand pour l’exercice 2010-11. « En raison des efforts dans la lutte contre la contrebande de tabac, les consommateurs se sont tournés davantage vers le marché légal… », précise le document.
La demande de cigarettes
Les estimations de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) de 2009, sorties en juin 2010, montrent qu’il y avait au Québec 150 000 fumeurs de moins en 2009 qu’en 2007. Cette diminution s’est surtout produite entre 2007 et 2008, car la diminution de 43 000 observée entre 2008 et 2009 n’a pas été assez forte pour être considérée comme statistiquement significative. Reste que le nombre estimé de fumeurs était en 2009 à son plus creux depuis que l’ESCC a commencé à mesurer le phénomène en 2003. Parallèlement, les estimations annuelles de 2009 de l’Enquête de surveillance de l’usage du tabac au Canada, publiées en septembre 2010, indiquent que la consommation moyenne de cigarettes des fumeurs quotidiens a encore baissé au Québec entre 2008 et 2009, bien que de façon insuffisante pour être jugée statistiquement significative. Là encore, cette consommation était à son plus bas niveau depuis 1999.
Avec pareille stagnation, il est étonnant que le nombre de cigarettes taxées vendues au Québec ait soudain augmenté de 10,7 % en 2009, la première augmentation depuis 1996, pendant que les cigarettiers ne rataient pas l’occasion d’augmenter leurs prix de vente, des prix qui ont monté légèrement plus en 2009 au Québec que l’ensemble des prix à la consommation.
En septembre dernier, Murray Kaiserman de Santé Canada et Rob Cunningham de la Société canadienne du cancer ont fourni leur explication : l’approvisionnement des fumeurs se fait moins qu’avant par le marché noir, d’où leur retour au marché des cigarettes taxées.
Une revente au noir entravée
Le recul de la contrebande paraît s’être poursuivi en 2010, au Canada et au Québec, comme on l’a vu plus haut.
L’Association des détaillants en alimentation du Québec (ADA), qui a appuyé dès ses débuts le programme VITAL, a observé que la hausse des ventes de cigarettes taxées en 2010 a été particulièrement forte dans les zones couvertes par ce programme anticontrebande, c’est-à-dire l’île de Montréal et la ville de Laval.
En parlant du recul du marché noir et de la croissance retrouvée des ventes légales au Québec, l’ADA remarquait en novembre : « Il est étonnant que certains groupes très vocaux sur la question de la contrebande n’aient, semble-t-il, pas eu connaissance de ces changements pour le moins significatifs sur la rentabilité des commerces de proximité qu’ils sont censés représenter ». On pourrait ajouter que l’île de Montréal et la ville de Laval sont à plus courte distance que toutes les régions du Québec, sauf la Montérégie, des lieux identifiés par les corps de police comme les principales sources de la contrebande.
Le 18 octobre, la division québécoise de la Société canadienne du cancer et six autres groupes favorables au contrôle du tabac ont réclamé l’extension de VITAL à toutes les régions du Québec.
En attendant, les cigarettes mohawks causent encore du souci.
Les « cabanes à tabac »
Le Journal de Montréal étalait sur les premières pages de son édition du lundi 17 janvier des cartes routières schématiques montrant l’emplacement de 165 « cabanes à tabac » aux abords des réserves mohawks de Kanesatake et Kahnawake, en banlieue de Montréal. Le dossier incluait aussi une entrevue avec Michel Gadbois, dont l’association a réalisé les cartes en question. M. Gadbois préside l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA) et est le vice-président de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA), la première étant une composante de la seconde.
À supposer que les cabanes à tabac soient actuellement en nombre record, le dossier du gros quotidien de Quebecor ne contient pas de preuve que c’est l’achalandage qui augmente, plutôt que l’effort de vente sur place de cigarettes produites dans des réserves mohawks.
La présentation du Journal de Montréal concourt toutefois à montrer que la consommation des 7000 habitants de Kahnawake et des 2000 habitants de Kanesatake ne saurait expliquer à elle seule une telle hyperactivité commerciale, ni l’emplacement particulier des kiosques. Ces points de vente, comme tous les autres, sont légalement tenus de faire acquitter la taxe provinciale et les taxes fédérales frappant les produits du tabac, sauf aux résidents d’une réserve. « Ce qu’on a essayé de démontrer avec la carte, c’est qu’ils sont placés là parce qu’ils vendent aux Blancs », précise Michel Gadbois, qui dénonce « une industrie [qui] est complètement illégale ».
En octobre, l’AQDA-ACDA avait invoqué l’ampleur de la contrebande au pays pour justifier le report de la mise à jour par le gouvernement fédéral des avertissements sanitaires illustrés sur les paquets de cigarettes.
Du côté d’Akwesasne
À 130 km en amont de Montréal, à cheval entre l’Ontario, le Québec et l’État de New York, dans la réserve mohawk d’Akwesasne, le conseil de bande de la partie canadienne, où d’autres intérêts que ceux des manufacturiers se font parfois entendre, a banni les kiosques de vente de produits du tabac le long des routes. C’est ce qu’observait notamment Marco Fortier dans l’édition du 27 janvier de Rue Frontenac.
La partie américaine d’Akwesasne est encore considérée par les corps de police comme un haut lieu de la production illicite de cigarettes, cependant dépassé par Kahnawake depuis que le poste-frontière a déménagé à Cornwall, en Ontario, sur la rive gauche du fleuve, et que le contrôle douanier est plus efficace.
Pierre Croteau