Près de 600 intervenants font part de leurs recommandations au ministre de la Santé

S’il manquait d’inspiration pour élaborer son projet de loi qui doit être déposé ce printemps, le ministre Philippe Couillard a pu profiter de nombreux conseils, lui qui a reçu près de 600 réponses de groupes ou de citoyens à la consultation sur le renforcement des mesures destinées à réduire le tabagisme, laquelle s’est terminée le 25 février.

En vertu de la loi d’accès à l’information, Info-tabac a obtenu copie des 73 mémoires des organismes, associations et corporations qui ont participé à cette consultation. Voici un aperçu des principales suggestions.

Environ 45 répondants, oeuvrant principalement dans le secteur de la santé, sont en faveur d’un resserrement des règles régissant l’usage, la vente et la promotion des produits du tabac. D’autre part, 25 groupes ont manifesté quelques réserves. Ils rallient notamment les propriétaires de bars, les associations de détaillants et de grossistes, de même que les fabricants de cigarettes. Enfin, trois des participants se sont prononcés sur des sujets hors contexte ou avaient une position plutôt ambiguë.

Interdiction de fumer

Considérant les dangers de l’exposition à la fumée secondaire, les groupes de santé souhaitent que le gouvernement bannisse l’usage du tabac à l’intérieur de tous les lieux publics de la province, y compris les bars, restaurants, salles de divertissement et centres sportifs. Cela, sans possibilité d’aménager des salles fermées et ventilées pour fumeurs.

Restaurants

Partagée entre une clientèle majoritairement non-fumeuse et une proportion de ses membres qui préfèreraient le maintien du statu quo, l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ) demande qu’à partir de mai 2006 – date d’entrée en vigueur de la législation ontarienne – il soit interdit de fumer « en tout temps dans tous les établissements qui servent des repas au public ». Cependant, elle aimerait également qu’en dehors des heures de service des repas, l’usage du tabac demeure permis dans les restos-bars, les bars et les brasseries où les mineurs ne sont pas admis.

Les restaurateurs, qui ne désirent pas jouer un rôle de policier, veulent que leur responsabilité se limite à avertir leur clientèle qu’il est interdit de fumer. Même si elle progresse en matière de santé publique, l’attitude de l’ARQ envers le respect de la loi est incohérente, selon le directeur québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, François Damphousse. « C’est comme si le propriétaire d’un établissement, aux prises avec un client dérangeant, le laissait continuer d’importuner les gens autour de lui, sous prétexte qu’il a déjà été avisé de bien se tenir. »

Volte-face des bars

De son côté, la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec (CPBBTQ) prône la liberté et la tolérance. Alors que son porte-parole Renaud Poulin a déjà affirmé,sur plusieurs tribunes, que les tenanciers ne demanderaient qu’un laps de temps supplémentaire pour s’adapter, la Corporation soutient maintenant que « l’industrie des bars, brasseries et tavernes devrait être exemptée de l’application de la loi sur l’usage du tabac dans les lieux publics, en raison du caractère très particulier de ses activités commerciales et du type de clientèle majoritairement fumeuse qu’elle dessert ».

À défaut de se soustraire à la future loi, la CPBBTQ souhaite que soit permise l’installation de fumoirs fermés et ventilés. Si elle ne remet pas en doute les dangers de la fumée secondaire, son mémoire fait davantage allusion aux « non-fumeurs intolérants » qu’à ses méfaits. D’ailleurs, le regroupement se demande si l’ensemble des citoyens du Québec veut vraiment d’un « avenir sans tabac ».

L’industrie et ses partenaires

Avant même d’indiquer qu’ils s’opposent aux principales restrictions relatives à l’usage de leurs produits, les géants canadiens du tabac (JTI-Macdonald, Imperial Tobacco Canada et Rothmans, Benson & Hedges) s’offensent du peu de sympathie manifesté par le gouvernement à l’égard de leur industrie.

« Le document de consultation [du ministère] semble non seulement trancher d’emblée en faveur de certaines options, mais avoir été inspiré, sinon écrit, par des partisans antitabac pour qui est inacceptable toute solution respectueuse à la fois des droits des fumeurs et ceux des non-fumeurs », écrivent-ils dans leur représentation conjointe.

Même son de cloche à monchoix.ca, un organisme « voué à la défense des droits des fumeurs » dont le titre du mémoire en dit long sur les opinions : Une juste consultation ou juste une consultation? Le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac a investi 2,5 millions de dollars dans ce groupe ontarien, qui se manifeste actuellement au Québec par l’entremise de la firme Praxis Stratégie-Communication.

« Le gouvernement franchit un pas dangereux lorsqu’il se fait l’écho de certains fondamentalistes de la lutte antitabac qui prétendent que le tabagisme est un phénomène qui n’a pas sa raison d’être et que son existence apparaît aujourd’hui comme une erreur de développement des sociétés », met en garde l’argumentaire rédigé par la firme de relations publiques.

La ventilation : un compromis illusoire

Comme la plupart des répondants ayant un quelconque intérêt à ce que les lieux publics demeurent enfumés, la Fair Air Association of Canada (elle aussi supportée par l’industrie du tabac) présente les fumoirs ventilés comme « LE » compromis idéal pour les fumeurs et les non-fumeurs.

Cette solution est pourtant loin d’être satisfaisante aux yeux du président de la Coalition Gatineau sans fumée, Jacques Roy. « On peut supposer que les fumoirs des casinos ont été construits à fort coût et sont à la fine pointe de la technologie en matière de ventilation, a-t-il exposé. Or, une simple visite d’une minute dans un de ces fumoirs convaincra ceux qui les favorisent, que c’est un échec lamentable. L’air y est particulièrement vicié, au point où même les fumeurs s’en plaignent. »

De nombreux intervenants rappellent d’ailleurs, en citant la société américaine chargée de la qualité de l’air (ASHRAE), que les systèmes de ventilation ne visent qu’à atteindre un niveau acceptable d’odeur. Ils n’éliminent pas les risques de la fumée sur la santé.

Peu volubile en ce qui a trait aux fumoirs ventilés, l’Association des restaurateurs du Québec ne revendique qu’une compensation financière pour les propriétaires qui ont déjà investi dans de tels systèmes.

Points de vente

Selon la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, l’accessibilité et la visibilité des produits du tabac dans les points de vente envoient à la population le message erroné que les cigarettes sont un produit de consommation normal et anodin, au même titre que les friandises et les boissons gazeuses. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs jeunes croient que l’usage du tabac soit beaucoup plus répandu qu’il ne l’est en réalité.

Même si tous ne la chiffrent pas, la plupart des groupes de santé préconisent une réduction du nombre d’endroits où se vendent des cigarettes. « Il est remarquable qu’il y ait environ 20 000 points de vente au Québec, tandis qu’en France, un pays qui a plus de huit fois la population du Québec, il n’y en a que 33 000 », observe l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée (MCSF). Puisqu’il y a cinq fois plus de débits de tabac par habitant ici que chez nos cousins français, MCSF suggère de faire passer le nombre de points de vente de 20 000 à 4 000 d’ici 2010.

Comme plusieurs autres détaillants, l’Association des marchands dépanneurs et épiciers du Québec (AMDEQ), qui regroupe près de 1 000 propriétaires de commerces indépendants, a prévenu le ministre qu’elle n’approuve pas cette avenue. « Il est évident que si vous pensez inclure les dépanneurs et épiceries dans la liste des endroits où il serait interdit de vendre du tabac, l’Association et ses membres s’y opposeront fermement. »

Ces commerçants prétendent que la vente du tabac représente environ 30 % de leur chiffre d’affaires. Sans compter l’argent qu’ils reçoivent de l’industrie pour le placement publicitaire de leurs produits.

Quant à Alimentation Couche-Tard, elle ne demande rien de moins que le monopole de la vente des cigarettes. « Plutôt que de multiplier les interdictions, obligations et normes, la solution pour permettre l’application des lois et règlements sur le tabagisme consiste à confier la distribution de produits du tabac à un réseau unique », fait valoir la chaîne qui compte 600 succursales au Québec.

Afin d’empêcher la vente itinérante, plusieurs organismes antitabac réclament que la distribution du tabac soit confiée à des commerces indépendants de l’industrie, ayant une adresse fixe. Ils suggèrent aussi l’établissement d’un permis de vente strict accordé seulement aux propriétaires qui en respecteraient tous les critères.

Machines distributrices

Les exploitants de distributrices de cigarettes (REDAC) veulent eux aussi préserver leur commerce. Alléguant qu’interdire l’usage de la cigarette à l’intérieur des bars et des restaurants sonnerait le glas de leurs entreprises, ce regroupement reprend certains arguments souvent avancés par l’industrie du tabac pour soutenir sa position. « L’étude d’ouvrages sur la fumée secondaire ne permet pas de conclure hors de tout doute que la fumée de tabac ambiante risque de causer le cancer du poumon », argumente-t-elle.

À l’inverse, le président de Cadrin Machines Inc., Robert Cadrin, est plutôt résigné. « Humblement, je n’ai aucun argument qui tienne la route contre les indéniables effets nocifs du tabac, indique ce fournisseur indépendant de distributrices. D’ailleurs, personne ne devrait se vanter d’en avoir, à défaut de vouloir insulter l’intelligence humaine quant à la relation tabac-santé. » M. Cadrin se dit même prêt à voir « mourir » sa compagnie, en échange d’une indemnité compensatoire.

Murs de cigarettes

L’étalage des produits du tabac est un autre point qui ne fait pas l’unanimité. Selon l’Association des détaillants en alimentation (ADA) du Québec, chaque commerçant reçoit entre 4 000 et 5 000 $ par année pour que les produits du tabac aient droit à une place de choix dans son établissement. Supprimer les étalages entraînerait donc des pertes de revenus.

Contacté par Info-tabac à la fin février, le coordonnateur aux affaires publiques de l’ADA, Pierre-Alexandre Blouin, explique que l’espace derrière les comptoirs est réservé aux produits du tabac parce que seuls les employés ont le droit de les manipuler. « On va créer problèmes de logistique en les déplaçant », a-t-il insisté.

Quant aux cigarettiers, ils soutiennent que les étalages constituent le seul moyen qu’il leur reste pour informer les consommateurs des différents produits disponibles. Toutefois, comme l’a indiqué le coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Louis Gauvin, « un cartable noir, dans lequel seraient inscrits tous les produits et leurs prix, contribuerait efficacement à fournir ces informations factuelles aux clients ».

Le Conseil québécois sur le tabac et la santé fait valoir que les étalages encouragent les achats impulsifs. « Ce phénomène est particulièrement odieux dans le cas des individus qui tentent d’arrêter de fumer, puisque la tentation est un facteur important qui peut négativement affecter leur sevrage. »

Tabac en milieu scolaire

Règle générale, l’interdiction de fumer sur le terrain des centres de la petite enfance et des écoles primaires et secondaires fait la quasi-unanimité. Même la compagnie JTI-Macdonald soutient cette initiative. Si elle croit en la pertinence de cette mesure, la Fédération des commissions scolaires du Québec estime toutefois qu’elle serait difficile à implanter et à gérer dans les écoles secondaires, où les espaces extérieurs et les allers et venues des jeunes ne sont pas toujours faciles à surveiller. Concernant le terrain des cégeps et des universités, les opinions sont plus partagées. L’Association des étudiants en sciences de la santé de l’Université Laval – le Bloc Santé – conseille néanmoins que la cigarette y soit aussi bannie.

Entrée en vigueur

Au moment où le débat sur le projet de loi commence à prendre de l’ampleur, le ministre Couillard devrait bientôt déposer deux rapports. Un sur l’application de la législation adoptée en 1998 et l’autre sur les résultats de la récente consultation. Une fois ces étapes franchies, la future loi pourra être présentée à l’Assemblée nationale. Si elle ne rencontre pas trop d’embûches, elle pourrait entrer en vigueur dès cet automne.

Appui de 79 % aux bars et restos sans fumée

 Selon un sondage Léger Marketing, réalisé en janvier 2005 pour le compte du CQTS auprès de 1 002 adultes, 79 % des Québécois appuient une éventuelle interdiction totale de fumer dans les restaurants et les bars, 58 % étant totalement d’accord et 21 % étant plutôt d’accord. Ce fort soutien provient de 92 % des non-fumeurs, de 83 % des ex-fumeurs et de 51 % des fumeurs interrogés.

Il s’agit d’un progrès de 16 points sur un sondage similaire tenu en août 2004, alors que 63 % des répondants favorisaient cette mesure, et 35 % s’y opposaient.

Vente aux mineurs

Nombreux sont les partenaires de l’industrie du tabac qui ont encensé l’Opération carte d’identité. Mettant l’emphase sur l’interdit, cette campagne, conçue et supportée par les cigarettiers, condamne la vente de tabac aux mineurs « parce que c’est la loi », et non pas parce que le fait de fumer comporte de sérieux risques pour la santé.

Il est important de rappeler que les détaillants québécois détiennent le triste record de la vente aux mineurs. Selon l’étude ACNielson, réalisée pour Santé Canada en 2003, seulement 36 % d’entre eux ont refusé de vendre des produits du tabac à des jeunes de moins de 18 ans. La situation n’est guère plus reluisante dans les établissements qui souscrivent à l’Opération Carte d’identité.

Afin d’inciter les commerçants à mieux respecter la loi, plusieurs répondants se sont prononcés en faveur de sanctions plus lourdes.

Une ressource à portée de main

Actuellement, les normes relatives à l’emballage et à la composition des produits du tabac sont identiques partout au pays. La Société canadienne du cancer souhaite toutefois l’abolition de article touchant l’harmonisation avec la Loi sur le tabac fédérale, afin que le numéro de la Ligne J’arrête! (qu’elle coordonne au Québec) figure sur les paquets de cigarettes vendus dans la province.

Droit des municipalités

 Concernant le droit des municipalités d’adopter des règlements plus sévères que la loi provinciale, les opinions sont partagées. D’un côté les tenants de la santé y voient planer le spectre d’une loi provinciale trop souple laissant aux municipalités la responsabilité de resserrer la vis. De l’autre, plusieurs propriétaires de lieux publics, qui ont déjà du mal à digérer les éventuelles restrictions, redoutent les iniquités entre des villes voisines qui auraient adopté des règlements divergents.

Josée Hamelin