Pas tous égaux face au tabac
Mars 2018 - No 129
Alors que le taux de tabagisme diminue au Québec et au Canada, il demeure particulièrement élevé chez les jeunes adultes et les personnes défavorisées. Certains cherchent les causes de ces inégalités et les solutions pour y mettre fin.
Une balade de quelques heures dans un quartier nanti suffit pour voir à quel point les fumeurs y sont rares, de même que les commerces qui vendent du tabac. La même promenade dans un quartier défavorisé donne l’impression, au contraire, que le tabagisme est très répandu et que chaque coin de rue abrite un point de vente des produits du tabac. Le phénomène est bien connu; ce sont ses causes qui le sont moins. En février 2018, ces inégalités ont été l’objet d’un symposium. L’objectif : faire la lumière sur cette question afin de mieux la comprendre et voir comment les politiques publiques pourraient contribuer à sa résolution.
L’événement était organisé par l’Interdisciplinary Study of Inequalities in Smoking (ISIS, ou Étude interdisciplinaire des inégalités du tabagisme), un groupe de recherche affilié à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal. Le projet ISIS a été fondé par Katherine Frohlich et ses collègues sur la base de trois constats. D’abord, il y a plus de fumeurs dans les quartiers pauvres que dans les quartiers riches. Ensuite, les inégalités sociales liées au tabagisme se creusent depuis les années 1960 : alors que la proportion de fumeurs diminue, elle décroît plus vite dans les couches favorisées que défavorisées. Enfin, le taux de tabagisme des jeunes adultes reste plus élevé que celui de l’ensemble de la population, autant au Québec qu’au Canada.
Un portrait complexe
L’équipe d’ISIS décortique ces différences depuis 2011, grâce à des entrevues menées avec quelque 2100 jeunes adultes, à leurs réponses à des questionnaires et à des observations des lieux où ils travaillent, résident ou s’amusent. Au fil des années, Katherine Frohlich et son équipe ont dévoilé les relations souvent complexes qui existent entre le statut social, les lieux de vie, l’âge et le tabagisme. Les jeunes adultes qui détiennent un diplôme du secondaire (ou moins), par exemple, risquent davantage d’être fumeurs que ceux qui détiennent un diplôme collégial ou universitaire. De même, les jeunes avec un emploi bien rémunéré risquent davantage de devenir des fumeurs, mais seulement s’ils sont peu scolarisés. L’équipe a aussi découvert que les lieux de vie des jeunes ne se limitent pas à leur résidence puisque plusieurs d’entre eux se déplacent pour leur travail ou leurs loisirs. Qui plus est, plus leur mère est scolarisée, plus les jeunes adultes perçoivent leur quartier comme grand. Au final, ces perceptions et déplacement jouent sur les ressources auxquelles ils ont accès, des services de santé jusqu’aux épiceries, en passant par les centres de sport et les bibliothèques. À l’heure actuelle, l’équipe d’ISIS examine comment la Loi concernant la lutte contre le tabagisme joue sur les inégalités sociales. Jusqu’en 2019, l’équipe prévoit interviewer à cet effet des personnes impliquées dans la lutte contre le tabagisme et des fumeurs défavorisés.
Les leçons de la Grande-Bretagne
Les participants du symposium ont pu entendre Katherine Smith. Cette chercheuse de l’Université d’Édimbourg a présenté les efforts menés par le gouvernement britannique contre les inégalités liées au tabagisme. Là-bas, la question est apparue sur le radar des élus dès les années 1980, puis plusieurs mesures ont été mises en place entre 1997 et 2010. Malgré cela, les inégalités liées au tabagisme n’auraient pas diminué de façon notable dans ce pays. « Peut-être que les données probantes étaient insuffisantes pour guider des politiques efficaces, peut-être que les politiques ont mal intégré les données existantes ou peut-être que d’autres facteurs, non reliés à la santé, ont exacerbé les inégalités présentes », a exposé la Pre Smith. Cela dit, plusieurs études britanniques proposent des pistes prometteuses pour réduire les inégalités sociales liées au tabagisme, par exemple, des cliniques mobiles de cessation tabagique. « L’insuffisance de données probantes ne doit pas nous empêcher d’aller de l’avant, a rappelé la professeure. Parfois, il faut essayer quelque chose pour savoir si ça marche. »
Au cours des années, une vingtaine de rapports se sont penchés sur les inégalités liées au tabagisme en Grande-Bretagne. L’un des plus récents, le Marmot Review , conclut qu’il faut agir en amont, par exemple, en donnant aux enfants et aux jeunes adultes les moyens de maximiser leurs capacités, en créant des emplois justes et bien payés et en favorisant des communautés saines et durables. Malheureusement, ces solutions pour réduire le tabagisme des plus pauvres sont politiquement complexes et interpellent autant ceux qui travaillent pour la santé que ceux qui travaillent contre la pauvreté. La Pre Smith a donc plaidé pour plus de collaboration entre économistes, sociologues et épidémiologistes.
Le rôle des élus… et des cigarettiers
En fin de journée, un panel composé de Flory Doucas (Coalition québécoise pour le contrôle du tabac), Rebecca Haines-Saah (Université de Calgary), Annie Montreuil (Institut national de santé publique du Québec) et Sébastien Beaudet (Carrefour familial Hochelaga) ont présenté leur point de vue sur cette question.
Annie Montreuil a affirmé que la réduction des inégalités était une priorité de santé publique au Québec, mais qu’on manquait encore de données probantes sur les façons efficaces ou prometteuses de les atténuer. Pour Sébastien Beaudet, il est essentiel d’impliquer les personnes défavorisées dans les décisions qui pourraient les affecter. Enfin, Flory Doucas a rappelé l’influence importante de l’industrie dans ces inégalités. Par voie de toutes sortes de stratégies, les cigarettiers amoindrissent auprès des communautés défavorisées l’effet des mesures de lutte contre le tabagisme (voir « Des cigarettes plus chères qui profitent aux cigarettiers »). Mme Doucas a aussi souligné l’attitude des politiciens et des médias. « Ils nous demandent moins de définir un problème que les solutions qu’il faut mettre en place pour le régler », a-t-elle dit. Parce que le tabagisme est un comportement infiniment complexe, les solutions résident sûrement dans un contrôle plus serré de l’industrie, de meilleures conditions de vie pour chacun et plus de collaborations interdisciplinaires.
Anick Labelle