Offensive de l’industrie du tabac contre la loi C-71

Les cigarettiers canadiens, Imperial Tobacco en tête, ont lancé début décembre une nouvelle attaque en règle contre les mesures fédérales de lutte au tabagisme.

La première salve part le 6 décembre, alors qu’Imperial Tobacco annonce la fin de toutes ses commandites d’événements culturels et sportifs à partir du 1er octobre 1998, date d’entrée en vigueur des restrictions relatives à la publicité de commandite contenues dans la Loi sur le tabac.

Fait étonnant : on donne le scoop au journaliste Serge Truffaut du quotidien Le Devoir, un journal qui est souvent moins tendre que ses concurrents envers l’industrie du tabac.

Les relationnistes de l’industrie sont sans doute bien contents des résultats, car M. Truffaut ne cite aucun porte-parole du gouvernement fédéral ni d’organisme de santé, ce qui explique peut-être son manque de précision au sujet des dispositions de la nouvelle loi fédérale.

« Dans le cas du Grand Prix, il faut le souligner, telle qu’élaborée, la loi antitabac est doublement contraignante car elle interdit non seulement la présence d’un principal commanditaire – il s’agit ici de Player’s – mais également celle, en toute logique il est vrai, des compagnies concurrentes à Player’s, comme Marlboro, Gitanes ou Rothmans, qui sont les principaux bailleurs de fonds des Grands Prix », écrit-il.

Rappelons que la loi C-71 limitera à partir d’octobre prochain la publicité de commandite hors site au même titre que la publicité du tabac, c’est-à-dire qu’elle ne sera permise que dans les publications destinées aux adultes et dans les endroits auxquels les jeunes n’ont pas accès, en particulier les bars. Sur le site d’une manifestation commanditée, les cigarettiers pourront afficher du matériel promotionnel dans la mesure où les éléments de marque du commanditaire n’occuperont pas plus de 10 % de la surface de ce matériel et seront placés dans le bas.

À la colère des organismes de santé, le ministre Allan Rock a promis le 28 octobre de déposer avant Noël des amendements permettant aux commanditaires des écuries de course automobile de s’afficher sans se soumettre à la « règle des 10 % ». (Voir notre numéro de décembre.) Le gouvernement invoque ensuite un calendrier législatif trop chargé, entre autres à cause de la loi spéciale sur le conflit de travail à Postes Canada, pour justifier le report de cet « amendement Villeneuve » au printemps.

Face à la sortie d’Imasco, les ministres fédéraux réagissent assez sèchement. « Le gouvernement d’un pays ne peut se faire diriger par une multinationale », déclare Alfonso Gagliano, ministre des Travaux publics. Le moment choisi pour annoncer l’annulation (à laquelle bien des observateurs ne croient pas vraiment) a de quoi froisser les ministres : c’est le week-end du congrès de l’aile québécoise du PLC à Québec, et plusieurs y voient une tentative de semer la bisbille parmi les militants.

La deuxième salve part deux jours plus tard, le lundi 8 décembre, sous forme d’un communiqué du « Ralliement pour la liberté de commandite » réclamant l’adoption du « modèle européen » pour les commandites des cigarettiers au Canada (voir « Le couperet tombe sur la publicité du tabac en Europe »). Ce « modèle européen » comporterait une période de transition de huit ans pour les événements commandités, prétend le communiqué, alors que le véritable délai est de cinq ans, à l’exception des courses de Formule Un.

Étude SECOR

Le lendemain, le Ralliement convoque une conférence de presse à Montréal pour dévoiler « les résultats d’une importante recherche, par la firme SECOR, sur les impacts économiques que pourrait avoir sur l’industrie de la commandite au Québec le retrait éventuel des manufacturiers de produits du tabac », comme l’explique le communiqué.

Aucun représentant des festivals culturels ou des compétitions sportives n’assiste à cette conférence de presse, organisée en leur nom par l’agence Edelman (dont la liste de clients comprend Imperial Tobacco, Imasco, le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac et, sur la scène internationale, British American Tobacco). On laisse plutôt la parole à Marcel Côté, président de SECOR, ce qui donne un air d’objectivité à l’événement, présenté comme une séance d’information suite à la publication d’une étude quasi scientifique.

Cette stratégie permet aussi au Ralliement de se soustraire à certaines questions embarrassantes. Ainsi, M. Côté annonce d’emblée qu’il n’a rien à dire à propos de l’influence des commandites sur la consommation de cigarettes, sujet qui ne fait pas partie du mandat de recherche qu’on lui a confié. On n’a donc pas besoin de parler de santé publique ou de marketing auprès des jeunes.

L’étude de SECOR se résume à une évidence : les cigarettiers sont les plus importants joueurs sur le marché québécois de la commandite, et leur retrait éventuel aurait un impact certain sur les événements commandités. M. Côté prend pour acquis que la loi C-71 équivaut à une interdiction totale des commandites de tabac, qui représenteraient selon lui 37 % de « l’enveloppe totale des commandites ».

Sans l’argent des fabricants de cigarettes, ce sont trois des huit grands événements culturels et sportifs du Québec qui seraient définitivement rayés de la carte, déclare M. Côté sur un ton de certitude absolue. Malheureusement, il ne peut nous dire lesquels des huit sont ainsi voués à la disparition; il est lié par le secret professionnel, car ses conclusions proviennent d’un examen de la comptabilité interne de sept des huit manifestations en question. Les organisateurs eux-mêmes sont absents et ne peuvent donc confirmer ses dires.

« Une étude produite par un organisme financé par l’industrie du tabac, dans le cadre de stratégies politiques, est déjà suspecte en soi, commente Louis Gauvin de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. Mais le fait qu’on fait de telles déclarations alarmistes, sans même nommer les trois événements en question, ni offrir des preuves à l’appui, démontre bien la fragilité de l’argumentation. »

Dans le corridor à côté de la salle où se tient la conférence de presse, François Damphousse de l’Association pour les droits des non-fumeurs et Alain Poirier du Mouvement en faveur d’un Fonds québécois pour la culture, le sport et la santé tentent de limiter les dégâts médiatiques pour les défenseurs de la loi fédérale.

L’étude d’impact économique réalisée pour le compte du gouvernement québécois (voir notre numéro de décembre) est plutôt rassurante, même dans l’hypothèse d’une interdiction totale des commandites. Cinq des huit grandes manifestations reçoivent moins de 13 % de leurs revenus des cigarettiers. Les trois événements les plus dépendants sont le festival de feux d’artifice à Montréal et les deux Grands Prix (Montréal et Trois-Rivières). On est donc loin d’une hécatombe pour la culture québécoise – surtout si la campagne en faveur d’un fonds de remplacement est couronnée de succès.

Dans La Presse du lendemain, on ne fait aucune mention de l’étude d’impact, dont le journal a pourtant eu la primeur quelques semaines auparavant. Lapsus amusant, on parle de la disparition de « trois des huit grands événements… si le projet de loi antitabac du gouvernement fédéral va de l’avant ». Peut-être parce que le discours du Ralliement n’a guère évolué depuis un an, on semble avoir oublié que la Loi sur le tabac est déjà en vigueur depuis le printemps.

Francis Thompson