Exaspération des organismes de santé : le projet de loi québécois est encore retardé

La saga du projet de loi québécois sur le tabac vient de se prolonger encore de plusieurs mois avec l’annonce qu’il n’y aura pas de dépôt à l’Assemblée nationale avant le congé des Fêtes.

Par contre, dans une entrevue accordée au quotidien La Presse, publiée le 10 décembre, le ministre Jean Rochon a tenu à rassurer la population qu’il y a maintenant un large consensus au sein du gouvernement en faveur de nouvelles mesures antitabac. « Le report, c’est strictement par manque de temps pour passer à travers les étapes qui vont faire de ce document un véritable projet de loi, a-t-il précisé. On n’est pas dans une situation où on ne peut pas déposer parce qu’il y a des oppositions de fond au projet de loi. »

Du côté des organismes de santé, où l’on craignait que le gouvernement péquiste n’abandonne définitivement le projet de M. Rochon, pourtant promis depuis 1995, on ne sait toujours pas s’il faut crier victoire ou au contraire lancer une attaque en règle contre l’inaction gouvernementale.

« On commence à être tanné de ces retards! », a lancé François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs. Au mois de mars, au moment où l’Assemblée nationale reprendra ses travaux, on sera vraisemblablement à quelques mois du déclenchement des prochaines élections, et il pourrait fort bien y avoir une autre urgence politique à régler, souligne-t-il.

Même son de cloche chez Louis Gauvin, coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. La session parlementaire du printemps se termine en juin, fait-il remarquer, ce qui laisse peu de temps pour passer à travers trois lectures du projet de loi. D’autres projets, comme la mise sur pied du nouveau système d’assurance-médicaments, ont pu être adoptés dans un laps de temps comparable, mais les projets de loi sur le tabac suscitent toujours de la controverse et le risque de retard est donc très grand.

Délais étendus?

Par rapport aux commandites par les cigarettiers, l’article de La Presse évoque aussi un nouveau scénario qui a de quoi inquiéter les organismes de santé. On croyait avoir convaincu les élus de la nécessité d’une interdiction de ces commandites assortie d’un fonds de remplacement; La Presse parle plutôt d’une période de transition prolongée, de cinq ans ou même plus.

En entrevue, M. Rochon aurait même cité l’exemple de l’Union européenne pour justifier cette approche (voir « Le couperet tombe sur la publicité du tabac en Europe »). Ce faisant, il semble s’aligner sur les positions du Bloc Québécois et du « Ralliement pour la liberté de commandites », qui demandent un sursis de huit ans de plus pour les commandites de tabac.

D’après M. Gauvin, une telle période dite « de transition » pourrait fort bien mener à une plus grande dépendance à l’égard de l’argent du tabac, plutôt qu’à un sevrage en douceur pour les organisateurs d’événements culturels et sportifs. Privées d’autres véhicules publicitaires, et toujours à l’affût de nouveaux alliés, les compagnies de tabac auront tendance à augmenter encore plus leurs dépenses en commandites. Si on se fie aux chiffres de l’industrie, ces dépenses auraient déjà augmenté de 32 % au Québec entre 1995 et 1997, soit de 25 à 33 millions $.

Ce serait donc moins coûteux et moins compliqué de procéder à une interdiction immédiate et complète, avec un fonds de compensation, conclut M. Gauvin. D’ailleurs, il dit n’avoir reçu aucune confirmation des rumeurs publiées dans La Presse au sujet des commandites, et espère encore remporter cette bataille.

Au cours des derniers mois, les organismes de santé ont fait la preuve de leur capacité de mobilisation dans le dossier du tabac, et ont tout de même réussi à arracher au gouvernement une promesse ferme de déposer un projet de loi en mars 1998, affirme M. Gauvin sur une note plus optimiste.

Sondage très favorable

Ce travail de mobilisation semble d’ailleurs avoir porté fruit sur le plan de l’opinion publique, indique un sondage CROP réalisé entre le 14 et le 17 novembre pour le compte de la Coalition québécoise.

L’appui à la protection des non-fumeurs est très fort, révèle l’étude : 86 % des 1005 répondants se sont prononcés en faveur de restrictions généralisées sur le tabac en milieu de travail, que ce soit sous forme de fumoirs ventilés (55 %) ou d’une interdiction totale (31 %). De telles restrictions recueillent un appui majoritaire même chez les gros fumeurs, avec seulement 37 % de dissidents.

Pour ce qui est des écoles et des hôpitaux, la population privilégie l’interdiction totale, à 61 % dans les deux cas.

Dans le cas des restaurants, on n’a pas posé de question sur l’éventualité d’une interdiction totale; il a plutôt été demandé s’il fallait « obliger les restaurateurs à séparer par une cloison les espaces fumeurs des espaces non-fumeurs ». 72 % des non-fumeurs et 59 % des fumeurs ont répondu par l’affirmative.

Au chapitre de la publicité, la stratégie des cigarettiers a eu un impact certain. Fumeurs et non-fumeurs s’entendent à 77 % pour permettre la commandite d’événements culturels et sportifs par l’industrie. Lorsqu’on évoque la possibilité d’une interdiction des commandites, 58 % se prononcent en faveur d’un fonds de remplacement financé à même une taxe spéciale de 0,10 $ par paquet de cigarettes. Comme on pouvait s’y attendre, l’idée d’un tel fonds est beaucoup mieux accueilli chez ceux qui vivent en ménage non-fumeur (67 % d’accord) que chez les gros fumeurs (66 % en désaccord).

Les réponses à une autre question laissent songeur : « Devrait-on permettre ou interdire toute publicité sur le tabac qui est susceptible d’être remarquée par des enfants ou adolescents (ex. affichage sur les routes, au point de vente, etc.)? » Chez la population en général, seulement 47 % se prononcent en faveur d’une telle interdiction; les gros fumeurs optent pour la permissivité à 69 %.

En mars 1996, lors d’un sondage Environics, 61 % des Québécois optaient pour une interdiction de la publicité du tabac, en réponse à une question qui ne faisait même pas référence aux enfants. (Le pourcentage correspondant pour l’ensemble de l’échantillon canadien : 71 %.)

D’après Louis-Philippe Barbeau, porte-parole de la firme CROP, l’appui aux événements commandités y est sûrement pour quelque chose dans l’attitude relativement permissive des Québécois face à la publicité du tabac, même si les cigarettiers eux-mêmes tentent toujours de distinguer la publicité de commandite d’autres formes de publicité du tabac.

Mais pour d’autres répondants, il semble que le principe de la liberté d’expression l’emporte sur la santé publique, même lorsqu’il s’agit de la liberté de promouvoir un produit mortel auprès d’une clientèle adolescente.

Faut-il y voir un appui inconditionnel aux principes du libéralisme économique? Serait-ce en partie une retombée des éternels débats sur la langue d’affichage, la crainte québécoise de passer pour des gens antidémocratiques qui manquent de respect pour les libertés fondamentales? Les données du sondage ne permettent pas de trancher là-dessus.

Ce qui semble clair, c’est l’importance pour les organismes de santé de faire porter le débat sur la prévention du tabagisme juvénile et sur la protection des non-fumeurs.

Notons par ailleurs que pas moins de 62 % des répondants au sondage CROP se sont prononcés en faveur de « l’adoption d’une loi sur le tabac par le gouvernement du Québec qui comprendrait la plupart des mesures dont on vient de parler », et ce tout de suite après avoir répondu aux questions traitant de la commandite. Les partisans du projet de loi partent donc avec une bonne longueur d’avance.

Francis Thompson