Marathon juridique en Floride : agents de bord non-fumeurs c. l’industrie du tabac

Dans le pays d’O.J. Simpson, où le nombre d’avocats par habitant est plus élevé que partout ailleurs au monde, c’est maintenant au tour de la fumée de tabac dans l’environnement (FTE) d’être à l’avant-scène d’un drame judiciaire qui frôle le cirque médiatique.

En effet, depuis le 2 juin, un tribunal à Miami entend un recours collectif de 5 milliards $ U.S. intenté au nom de tous les agents de bord américains non-fumeurs qui ont subi des dommages à cause de leur exposition à la FTE. On s’attend à ce que le procès dure encore plusieurs semaines, voire quelques mois.

Au centre de l’attention journalistique se trouvent la plaignante dite représentative, Norma Broin, et ses deux avocats, Stanley et Susan Rosenblatt.

Mme Broin, une mormone qui n’a jamais fumé et qui a toujours vécu avec des non-fumeurs, a pourtant contracté un cancer du poumon, diagnostiqué en 1989 alors qu’elle n’avait que 34 ans. La maladie a failli lui coûter la vie; à la fin de sa convalescence, elle s’est mise à la recherche des causes de son cancer et a conclu que c’est l’exposition à la FTE pendant ses heures de travail qui a été à l’origine de sa maladie. Mère de famille aux opinions plutôt conservatrices, c’est la plaignante idéale pour un procès avec jury dans cet État traditionaliste.

Du fait de la recirculation de l’air dans l’espace très restreint d’un avion, les concentrations de FTE sont souvent extrêmement élevées dans les avions où l’on permet aux passagers de fumer. À la mi-juillet, une chercheuse de l’Université de Californie a même témoigné que les agents de bord sur les vols transcontinentaux étaient exposés par quart de travail à la même quantité d’agents cancérogènes que s’ils avaient fumé un demi-paquet de cigarettes.

D’autres témoins sont venus confirmer l’étendue du problème avant l’interdiction de fumer sur tous les vols intérieurs américains à partir de 1990. Il fallait par exemple nettoyer régulièrement les systèmes de filtration à l’aide de solvants pour empêcher que les résidus de goudron de cigarettes ne viennent perturber le système de pressurisation à l’intérieur des appareils.

Victimes innocentes

Stanley et Susan Rosenblatt, qui ont aussi intenté un recours collectif contre les fabricants de cigarettes au nom de tous les fumeurs de Floride, ont un grand avantage dans ce procès par rapport aux autres poursuites civiles contre l’industrie : celle-ci ne peut utiliser sa stratégie préférée, c’est-à-dire accuser ses victimes d’avoir librement choisi de s’exposer aux risques de la cigarette.

Par contre, ils devront travailler très fort pour démontrer un élément essentiel de leur argumentation, à savoir que les cigarettiers ont délibérément trompé la population au sujet des risques réels que représente la FTE pour les non-fumeurs.

Les Rosenblatt ont déjà fait témoigner un statisticien, qui est venu souligner la qualité du travail réalisé par la Environmental Protection Agency dans son rapport de 1993 sur les effets de la FTE sur la santé; ils doivent convaincre le jury qu’il n’y a plus aucun doute au sujet de la nocivité de la fumée secondaire et que l’industrie entretient une fausse controverse là-dessus comme elle l’a fait pendant des décennies au sujet de la consommation directe.

D’ailleurs, dans le but de présenter les cigarettiers comme des maîtres fraudeurs, la poursuite a fait témoigner plusieurs sommités du monde médical, dont un ancien Surgeon General, pour parler des diverses stratégies mises en oeuvre par l’industrie pour tromper les fumeurs sur la gravité des effets du tabagisme sur la santé. Pendant plusieurs semaines, la poursuite a présenté des preuves sur la stratégie de relations publiques adoptée par les fabricants de cigarettes au cours des années 50 pour semer la confusion chez la population. (Voir notre numéro de septembre.)

Tout nier

Du côté des parties intimées, on en reste aux bonnes vieilles tactiques. Face aux Rosenblatt, qui sont de véritables bourreaux de travail mais qui ont un petit cabinet avec peu de personnel de soutien, l’industrie est représentée par plusieurs dizaines d’avocats des plus prestigieux cabinets. Ils comptent non seulement nier l’existence d’une fraude, mais aussi ne pas céder un millimètre sur la question de la FTE.

« Il n’y a pas de preuves solides que la fumée secondaire provoque des maladies chez les non-fumeurs », a lancé un des avocats de l’industrie dès l’ouverture du procès.

À la mi-août, les jurés ont eu droit à des affirmations similaires faites par Andrew Schindler, pdg de RJ Reynolds, qui a aussi nié l’existence de la dépendance à la nicotine.

À mesure que le procès se prolonge, plusieurs observateurs se demandent si les avocats de la défense ne tentent pas carrément de faire avorter le procès en faisant de l’obstruction systématique. « J’aurais le temps de me tricoter un chandail (pendant que les deux parties discutent avec les juges des objections des avocats de l’industrie) », a affirmé un des témoins en cour.

Le 29 août, le juge Robert Kaye a même accusé les procureurs des fabricants de « jouer des jeux » en exigeant qu’on débatte individuellement de l’admissibilité de quelques 20 000 documents de l’industrie que la poursuite voulait présenter comme preuves.

Ces tactiques dilatoires ont déjà eu raison de bien des plaignants. Mais dans la cause Broin, le prestige des témoins convoqués par la poursuite, tout comme l’attention médiatique assez prononcée dont le procès fait l’objet, pourraient transformer en défaite politique pour l’industrie une éventuelle victoire juridique à l’usure. La FTE devient une cause célèbre aux États-Unis, et on peut s’attendre à ce que les électeurs réclament de plus en plus une interdiction totale de la cigarette en milieu de travail.

Francis Thompson