Rochon et Bouchard s’engagent à agir rapidement

À moins d’un revirement spectaculaire, ce n’est plus qu’une question de jours, voire même d’heures, jusqu’au dépôt du très attendu projet de loi québécois sur le tabac.

Jean Rochon, ministre de la Santé, a profité d’un colloque de la Conférence des Régies régionales de la Santé et des Services sociaux à Montréal, le 1er mai, pour annoncer qu’il y aurait un dépôt avant le 15 mai, date butoir pour l’adoption de la loi avant le début du congé estival sans le consentement de l’opposition.

M. Rochon a précisé que le but de l’opération est bel et bien de légiférer et qu’il n’entend pas se contenter de provoquer un débat public sur la question du tabac. Son ton tranchait quelque peu avec celui de Lucien Bouchard quelques heures plus tôt à Québec qui, tout en confirmant l’intention gouvernementale d’aller de l’avant avec le projet, avait laissé entrevoir la possibilité de tenir « de plus larges consultations sur le contenu de la loi ».

Rappelons que le ministère de la Santé a déjà consulté la population à ce propos en 1995, et que le ministre Rochon promet un projet de loi depuis plus de deux ans. Dix jours avant l’annonce formelle du 1er mai, M. Rochon avait provoqué bien des inquiétudes chez les organismes de santé lors du dévoilement de la stratégie de lutte globale de son gouvernement contre le cancer. « Nous avons besoin d’un projet de loi antitabac, avait-il déclaré ce jour-là. Mais pouvons-nous l’avoir maintenant? »

Les hésitations du gouvernement ont donné lieu à des critiques très vives non seulement de la part des groupes de pression habituels, mais aussi d’autres intervenants en santé d’habitude moins loquaces et, fait assez inusité dans ce domaine, d’un grand nombre d’éditorialistes.

« Tabac : Québec s’écrase, affirmait par exemple un éditorial du Soleil signé Donald Charette. « Nous allons oser », clamait le gouvernement péquiste en début de mandat. Qu’il ose au moins tenir ses engagements et dépose sa loi contre ce poison que constitue la cigarette. Le calcul électoraliste actuel se fait au détriment de la vie de Québécois. »

Du côté du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, la critique était tout aussi forte. « Il est inacceptable que le gouvernement du Québec invoque les lourdeurs dans le processus ou les plaintes des organisateurs des événements culturels et sportifs pour justifier sa réticence d’agir, affirmaient les pneumologues et oncologues du CHUM. En fait, le gouvernement du Parti Québécois s’apprête à risquer la perte de ce projet de loi au profit de ses préoccupations électorales. Il est inconcevable qu’un gouvernement sacrifie une loi qui sauverait la vie de milliers de ses citoyens pour des raisons politiques partisanes. »

Le recentrage du débat sur les retombées humaines du tabagisme et la multiplication des sondages montrant qu’une forte majorité de la population est favorable à une meilleure protection des non-fumeurs ont finalement eu raison des réticences à Québec, que les observateurs attribuaient d’ailleurs plus à des conseillers du premier ministre qu’aux élus du PQ.

C’est dans ce contexte que le ministre Rochon a fait son annonce du 1er mai – une annonce précédant de cinq jours la réunion du conseil des ministres qui devait formaliser la décision de déposer le projet de loi.

Tout en félicitant le ministre, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a tout de suite alerté les médias au prochain danger : « Nous nous attendons à ce que l’industrie réagisse de manière prompte et agressive à cette nouvelle, en déclenchant une nouvelle vague d’immenses pressions sur les ministres québécois. »

Effectivement, Marie-Josée Lapointe, porte-parole du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, a débarqué à Québec dès le mardi 5 mai, avec en main une série de documents pour essayer de discréditer le projet de loi.

Le plus amusant est sans doute le « Rapport d’étape concernant un document daté du 4 juillet 1997 et intitulé Étude d’impact du projet de loi sur le tabac », dont l’un des trois auteurs est Pierre Lemieux, économiste libertaire qui s’est distingué, entre autres, par ses sorties publiques contre le principe d’un régime public d’assurance-maladie.

Le « Rapport d’étape » tente de démolir, en cinq pages, l’étude d’impact de 79 pages dont nous avons parlé dans le numéro de décembre 1997 (« La lutte au tabagisme est rentable, conclut une équipe de chercheurs »). Ce faisant, M. Lemieux et ses collègues reprennent certains arguments habituels de l’industrie :

  • l’analyse des auteurs de l’étude d’impact « repose sur le postulat, de plus en plus mis en doute dans les milieux scientifiques, que la fumée secondaire exerce des effets nocifs quantifiables sur la santé des non-fumeurs ». (En fait, le contraire est vrai : le consensus est de plus en plus large dans les milieux scientifiques indépendants qu’il existe « des effets nocifs quantifiables » – voir notre numéro d’avril.)
  • « Les consommateurs qui choisissent de fumer le font en toute connaissance de cause. » (La grande majorité des fumeurs ont choisi la cigarette alors qu’ils étaient adolescents, et souhaitent maintenant arrêter, mais ne parviennent pas à surmonter leur dépendance à la nicotine.)
  • « Même si la publicité exerçait un effet sur la consommation de tabac, il est improbable qu’un fabricant rationnel l’utilise à cette fin puisqu’il travaillerait alors pour ses concurrents. » (La part de marché d’Imperial Tobacco a atteint 68 % en 1997; même si 32 % de ses efforts de promotion profitaient à ses concurrents, cela vaudrait encore largement la peine!)
  • « Il n’existe pas d’évidence (sic) sérieuse à l’effet que les fabricants de tabac ciblent les jeunes. » (Dans son jugement de 1995, la Cour suprême a pourtant conclu, après examen des documents internes de l’industrie canadienne, que les compagnies de tabac « s’inquiètent du rétrécissement du marché » et qu’elles doivent donc « rassurer les fumeurs actuels et rendre leurs produits attirants pour les jeunes et les non-fumeurs », entre autres en faisant de la publicité, « essentielle au maintien de la taille du marché ».)

L’offensive des cigarettiers ne semble pas avoir impressionné les députés péquistes outre mesure; lors de la réunion du caucus du 5 mai, il n’y a eu « à peu près aucune objection de fond », rapporte La Presse.

Un document de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac répliquant en détail à chacun des arguments anticipés de l’industrie a, semble-t-il, aidé à faire pencher la balance; la Coalition mettait les députés en garde contre les tentatives de « détourner le débat vers des questions économiques, juridiques ou sociales » pour éviter de parler des effets du tabagisme sur la santé.

Pourtant, le 7 mai, Le Soleil qualifiait le sort du projet de loi d’incertain. « Hier, contre toute attente, malgré une session de travail longue de plusieurs heures, le conseil des ministres du gouvernement Bouchard n’a pas statué sur la proposition de législation. »

Dans l’entourage du ministre Rochon, on présente la situation tout autrement. Il ne resterait que quelques petits détails à régler, d’ordre strictement technique, et on souhaite que le dépôt se fasse au plus tard le 14 mai. (L’Assemblée nationale ne siège pas le 15.)

Francis Thompson