Limiter l’accès des jeunes au tabac : une priorité qui ne fait pas l’unanimité

L’hôtel Auberge Universel de Montréal a été le théâtre d’une consultation quelque peu controversée, les 7 et 8 février. Près de 80 intervenants en santé publique y étaient réunis pour réfléchir aux moyens de restreindre les sources sociales d’approvisionnement des jeunes en tabac. Alors que plusieurs participants n’étaient pas familiers avec les enjeux relatifs au tabac, certains s’interrogeaient sur la pertinence d’un tel colloque et sur l’urgence d’intervenir.

Orchestrée par le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), la rencontre était financée par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSSQ) et Santé Canada. Chef du Service de lutte contre le tabagisme du MSSSQ, Lise Talbot et son homologue fédéral (pour le Québec), Pierre Desmarais, ont tour à tour affirmé que limiter l’accès des jeunes au tabac est une priorité de leurs gouvernements.

« Sources sociales d’approvisionnement »

« Personne ne s’initie au tabac en allant s’acheter un paquet de cigarettes au dépanneur, a signalé la chercheuse Ann Royer, venue dépeindre la problématique. Plus un adolescent fume régulièrement et plus il sera porté à acheter lui-même ses cigarettes. À l’inverse, les débutants s’approvisionnent surtout auprès de leurs connaissances. »

Les « sources sociales d’approvisionnement » incluent tous les moyens par lesquels les mineurs se procurent des cigarettes, à l’exception des transactions effectuées dans un commerce. Tel qu’il appert dans la dernière Enquête sur l’usage du tabac chez les jeunes du secondaire, 36 % des jeunes fumeurs achètent eux-mêmes leurs cigarettes. Les autres les obtiennent principalement de leurs amis (41 %), parents (15 %), frères/soeurs (8 %) ou connaissances.

Psychoéducateur et orthopédagogue, Germain Duclos a tenté d’élucider pourquoi les adolescents acceptent les cigarettes qui leur sont proposées. « Même si la cigarette est néfaste et que le jeune le sait, il peut être en conflit entre ses désirs de conformité et de singularité, a-t-il soulevé. Ainsi, les personnes qui ont de la difficulté à s’affirmer ont plus de chances de succomber à la tentation et de céder à la pression de leur groupe d’amis. »

François Lagarde, expert-conseil en marketing social et en communication, s’est penché sur la manière dont la norme sociale influence le statut tabagique des élèves du secondaire. « Actuellement, les jeunes, et surtout ceux qui fument, sont très nombreux à surestimer le taux de tabagisme de la population, a-t-il déclaré. Leur dire que les fumeurs forment une minorité pourrait en dissuader quelques-uns de s’initier au tabac, alors que d’autres seraient tentés de rompre avec la nicotine. » Cependant, une telle approche peut avoir un effet néfaste chez les anticonformistes.

Dissensions sur l’ordre du jour

En plus d’agir à titre de conférencier, M. Lagarde a animé le colloque d’une main de maître. Alternant présentations, plénières et ateliers, son agenda était réglé au quart de tour. Pendant la première journée, les participants ont assimilé la problématique et ont défini les publics cibles. Le lendemain, ils devaient identifier les interventions à privilégier mais les organisateurs ont dû s’ajuster en raison des dissensions qui régnaient à l’intérieur du groupe.

Certains intervenants croyaient en l’urgence d’agir et un bon nombre était prêt à intégrer la réduction des sources sociales à leur travail. D’autres trouvaient le contexte défavorable, en raison de l’entrée en vigueur de la Loi sur le tabac. Plusieurs personnes désiraient que plus de recherches soient effectuées et un dernier groupe pensait que cette problématique n’était carrément pas une priorité. C’est d’ailleurs dans ce dernier « clan » qu’étaient réunis les principaux acteurs de la lutte antitabac québécoise, dont l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF).

Dans une lettre destinée au directeur national de santé publique, Alain Poirier, cette organisation a remis en doute la pertinence des interventions visant à réduire l’accès des jeunes au tabac. « Nous souhaitons vous communiquer notre profond désaccord concernant la mise en oeuvre de toute nouvelle intervention sur la question de l’approvisionnement de cigarettes chez les jeunes, ont exprimé ses signataires, François Damphousse et Flory Doucas. À notre connaissance, aucun programme global de lutte contre le tabagisme ne recommande ce type d’intervention. »

Reprenant des arguments de l’ADNF, quelques participants au colloque ont d’ailleurs déploré que son objectif soit de « définir les éléments stratégiques d’un plan d’action qui guidera le MSSSQ et Santé Canada dans la mise en oeuvre rapide et efficace d’interventions visant la réduction des sources sociales du tabac pour les jeunes », alors que l’efficacité de ce genre d’intervention n’a jamais été prouvée.

S’appuyant sur une recherche du spécialiste américain Stanton Glantz, la directrice de campagne de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Heidi Rathjen, a fait valoir que même s’ils semblent remplis de bonnes intentions, les programmes visant à limiter l’accessibilité des jeunes sont souvent inefficaces et monopolisent des ressources considérables. Les sommes annuellement allouées à la lutte antitabac n’ont pas augmenté depuis 2003. Ainsi, chaque fois que de nouvelles campagnes sont financées, elles le sont au détriment d’autres initiatives qui s’attaquent à des problèmes plus criants, a-t-elle fait remarquer.

Méchant cadeau

Au Québec, la seule initiative à avoir porté sur les sources sociales est la campagne Méchant cadeau, du CQTS. Menée entre octobre 2003 et 2004, elle sensibilisait les adultes à l’importance de ne pas fournir de cigarettes aux mineurs à l’aide d’une représentation théâtrale, de dépliants et d’une infopub.

Selon Lise Talbot, Méchant cadeau a connu des résultats « mitigés ». Amenée à s’expliquer sur ce qu’elle entendait par là, elle a indiqué que la campagne ciblait les adultes, alors qu’on sait maintenant que la plupart des jeunes fumeurs s’approvisionnent surtout auprès de leurs amis. De plus, son coût (entre 600 000 et 800 000 $) était très élevé si on le compare au nombre de personnes qui ont vu la pièce de théâtre (environ 25 000). Et pour finir, l’évaluation du projet a seulement permis d’estimer son taux de notoriété, au lieu de mesurer son impact sur les adultes fournisseurs de cigarettes.

Diminuer l’accès autrement

Quelques participants étaient d’avis qu’en haussant les taxes sur le tabac, en luttant contre la contrebande autochtone et en éliminant toute forme de publicité et de promotion, les jeunes recevraient un message plus cohérent et seraient moins enclins à fumer. L’interdiction de fumer sur le terrain des écoles primaires et secondaires (en vigueur à compter de l’automne prochain) contribuera également à les détourner de l’herbe à Nicot.

Professeur au Département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval et fondateur d’un microprogramme d’études en contrôle du tabagisme, le Dr Fernand Turcotte croit que « la principale source d’approvisionnement qu’on devrait cibler, c’est l’industrie du tabac et non pas les commerçants ou l’entourage des jeunes fumeurs ». Or, le colloque aura également permis d’apprendre que le Ministère ne prévoit pas s’attaquer à l’industrie, du moins pour l’instant…

Parce que les sources sociales d’approvisionnement constituent un facteur important dans l’initiation au tabagisme, tous s’entendent pour dire qu’il faut s’intéresser à cette problématique. C’est au niveau de l’intervention que la situation se corse. Malgré les divisions apparentes, les organisateurs ont qualifié l’événement de « réussite ». Les suggestions émises lors de la consultation ont été compilées dans un rapport remis au ministère de la Santé et des Services sociaux. Par conséquent, le problème – agir? ou ne pas agir? – est maintenant entre les mains du gouvernement.

Josée Hamelin