Les États-Unis poursuivent les cigarettiers pour 280 milliards $

Un procès historique s’est amorcé à Washington le 21 septembre dernier. Le gouvernement fédéral des États-Unis, qui a intenté une poursuite au civil afin de récupérer 280 milliards de dollars (US), accuse les géants américains du tabac d’avoir réalisé des profits de façon frauduleuse, en trompant le public sur les dangers liés à l’usage du tabac.

Au banc des accusés se retrouvent cinq des plus importants manufacturiers de ce pays, soit Philip Morris USA (propriété d’Altria, qui contrôle plus de la moitié du marché américain, surtout grâce à ses Marlboro), RJ Reynolds (qui fabrique les Winston, Camel et Salem), la compagnie Brown and Williamson (qui a fusionné avec RJ Reynolds à l’été 2004), de même que Lorillard Tobacco et Liggett Group Unit.

La somme demandée par le département de Justice correspond aux bénéfices obtenus entre 1971 et 2001, en vendant des cigarettes à des jeunes fumeurs devenus dépendants avant d’avoir atteint l’âge de la majorité. Elle représenterait 75 milliards de dollars en recettes issues du tabac, auxquelles s’ajouteraient 204 milliards d’intérêts, a rapporté le Los Angeles Times du 12 septembre.

Chefs d’accusation

Les faits reprochés aux cigarettiers sont nombreux. Dans la plainte déposée par le procureur général, on soutient entre autres qu’ils ont manipulé les taux de nicotine pour augmenter la dépendance des fumeurs. Ils auraient aussi investi plusieurs milliards de dollars dans des campagnes de marketing ciblant délibérément les adolescents et laissé entendre que les cigarettes à faible teneur en goudron (« douces » et « légères ») étaient moins dommageables pour la santé. De plus, les compagnies auraient menti sur les risques du tabac et caché les résultats d’études scientifiques prouvant l’existence de ces risques.

L’industrie est également accusée de ne pas avoir rendu ses produits moins nocifs, alors qu’elle disposait du savoir nécessaire pour le faire. Un ancien chercheur de Philip Morris USA, William Farone, a d’ailleurs dévoilé, lors de son témoignage, que les compagnies de tabac ont eu l’idée de mettre sur le marché des cigarettes moins dangereuses. « Elles ne l’ont pas fait parce que cela aurait admis que les marques régulières étaient dommageables pour la santé », a-t-il indiqué à la Cour.

De plus, selon les informations recueillies par le département de Justice américain, les dirigeants des cinq compagnies en cause se sont rencontrés à l’hôtel Plaza de New York en 1953, pour mener ensemble une vaste campagne de relations publiques dans le but de contrer les preuves démontrant que la consommation de tabac pouvait causer de graves maladies. Dès lors, les fabricants de cigarettes ont parrainé leurs propres recherches minimisant l’importance des risques de l’usage du tabac sur la santé.

Les groupes antitabac américains craignaient que la poursuite, intentée sous la gouverne de l’ancien président Bill Clinton en 1999, ne soit abandonnée suite à l’accession au pouvoir de George W. Bush en janvier 2001. Les géants du tabac ont un long passé de donateurs pour le parti républicain et même le principal conseiller politique de George Bush, Karl Rove, a déjà été consultant pour Philip Morris. Heureusement pour les tenants de la santé publique, l’administration Bush a choisi de poursuivre les démarches, probablement en raison de l’ampleur des gains découlant d’une éventuelle victoire du gouvernement.

Entente avec les États

On se souvient qu’en 1998, les procureurs généraux de 46 États ont signé le Master Settlement Agreement – une entente globale – avec quatre des principaux manufacturiers américains. Les cigarettiers ont accepté de payer 206 milliards $ sur 25 ans afin de défrayer les coûts engagés pour soigner les personnes malades du tabagisme. Ils ont également consenti à restreindre leurs activités promotionnelles auprès des jeunes.

Ce règlement hors cour est survenu alors que plusieurs États américains poursuivaient déjà, de façon indépendante, l’industrie du tabac. Il a mis fin aux procédures enclenchées dans chacun d’entre eux. La Floride, le Minnesota, le Texas et le Mississippi ont toutefois préféré régler leurs différends avec les cigarettiers de façon séparée.

Déroulement du procès

C’est en vertu de la loi RICO (Racketeer Incluenced and Corrupt Organizations), adoptée en 1970 pour contrer le crime organisé, que la cause sera jugée. Le procès, sans jury, est présidé par la juge Gladys Kessler du tribunal fédéral du district de Washington. L’industrie du tabac et le gouvernement américain disposent de 12 semaines chacun pour faire valoir leur point de vue. À la fin de la phase des présentations, prévue pour la fin mars 2005, quelques centaines de témoins auront été entendus.

Au lieu de s’attarder à démentir les accusations qui se rapportent aux décennies précédentes – d’ailleurs appuyées par plusieurs documents internes de l’industrie – les avocats des compagnies de tabac axent plutôt leur défense sur le présent, en alléguant que les pratiques de marketing ont beaucoup changé au cours des dernières années. « Le gouvernement va se concentrer sur le passé, avec peu ou pas de considération pour les changements significatifs qui ont été imposés à l’industrie du tabac depuis l’entente survenue avec les États en 1998 », a avancé Michael Pfeil, vice-président des communications d’Altria (la maison mère de Philip Morris), dans un communiqué émis le 22 septembre 2004.

Toutefois, même si les compagnies prétendent que leurs pratiques de marketing ont changé depuis l’entente de 1998, en juin 2002, la Cour de la Californie a condamné RJ Reynolds (2e compagnie en importance) à payer 20 millions $ pour avoir placé des annonces de cigarettes dans des magazines dont le lectorat était composé d’un fort pourcentage de jeunes de 12-17 ans.

Aux premiers jours des audiences, un avocat de l’industrie, Ted Wells, a par ailleurs affirmé que les fabricants reconnaissent maintenant les risques du tabac. « Il n’y a pas de cigarettes saines, qu’elles soient appelées légères ou à faible teneur en goudron, a-t-il avoué. Nous vendons des produits dangereux. »

Pour gagner sa cause et obtenir réparation, le gouvernement devra convaincre le tribunal que les faits reprochés à l’industrie sont toujours d’actualité, c’est-à-dire que les fabricants ont toujours l’intention d’utiliser des tactiques déloyales pour tenter de promouvoir et vendre leurs produits.

Dans un communiqué émis au début du procès, le ministre fédéral de la Justice, John Ashcroft, a salué les efforts de ses avocats, lesquels ont travaillé avec acharnement pour mener cette affaire devant les tribunaux. « La cause du gouvernement contre l’industrie du tabac constitue un effort important pour prévenir les activités frauduleuses et garantir l’intégrité des compagnies, a-t-il indiqué. Nous sommes impatients de présenter au tribunal les preuves sur lesquelles se base notre dossier, afin de récupérer les profits qui ont été mal acquis par la vente de cigarettes, tout en empêchant les fabricants de promouvoir leurs produits auprès des enfants de ce pays. »

Josée Hamelin