Les deux recours collectifs québécois à un tournant décisif

C’est dans une salle d’audience remplie par les représentants des trois principales compagnies de cigarettes, et les sympathisants des victimes du tabac, que se sont déroulées les plus longues auditions de l’histoire du droit canadien en vue d’autoriser un recours collectif.

Alors que les plaidoiries devaient initialement durer 10 jours, le juge Pierre Jasmin, de la Cour supérieure du Québec, en a accordés quatre de plus à la vingtaine d’avocats impliqués dans le dossier. Jamais à ce stade-ci, la justice n’avait été exposée à autant de preuves et de documents.

Après six ans de démarches juridiques, les audiences en vue d’autoriser deux projets de recours collectifs contre JTI-Macdonald, Rothmans Benson & Hedges et Imperial Tobacco ont finalement eu lieu du 4 au 23 novembre dernier. Les fabricants, qui pourraient être tenus responsables des préjudices causés par l’usage de leurs produits, se sont fortement opposés à ces poursuites.

Les victimes du tabac

Représenté par Cécilia Létourneau, le premier recours souhaite que des dommages de 5 000 $ soient versés à tous les Québécois qui sont ou qui ont été dépendants de la cigarette. « La dépendance à la nicotine crée un besoin qui force la personne qui en est victime à consommer des cigarettes et la prive de la capacité d’exercer un libre choix de continuer ou non à fumer », soutiennent les avocats de la plaignante.

Au moment où elle a commencé à fumer en 1964, Mme Létourneau, aujourd’hui âgée de 59 ans, ignorait qu’elle pouvait devenir dépendante de la cigarette. Malgré de nombreuses tentatives, elle n’a jamais réussi à se libérer du tabac. Plaidée par le cabinet Trudel & Johnston (assisté de la firme Krugler Kandestin), sa poursuite pourrait inclure deux millions de personnes.

Le second recours à avoir été déposé en 1998, est intenté par le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS) au nom de Jean-Yves Blais. Après avoir fumé pendant plus de 40 ans, M. Blais a appris en 1997 qu’il était atteint d’un cancer; il a dû subir l’ablation d’un lobe pulmonaire.

Défendu par les firmes d’avocats Lauzon Bélanger et De Grandpré Chait, le recours qu’il représente veut indemniser quelque 40 000 fumeurs ou anciens fumeurs qui souffrent d’emphysème ou de cancers du poumon, du larynx ou de la gorge. En cas de décès, les héritiers des victimes de l’un où l’autre des recours sont éligibles aux compensations qui pourraient être versées par les fabricants.

Bien que les intérêts de leurs groupes soient différents, les avocats des recours s’entendent pour dire que l’industrie a toujours voulu cacher les risques associés à la consommation de ses produits. « Les intimées [JTI-Macdonald, Rothmans Benson & Hedges et Imperial Tobacco Canada] n’ont jamais tenté d’informer leurs clients des risques reliés au tabagisme, a indiqué Me Marc Beauchemin, du cabinet De Grandpré Chait. Pire encore, elles ont plutôt cherché à maintenir la population et les consommateurs dans la confusion. »

« Or, il y a bien un moment dans le temps où les fabricants ont connu les dangers reliés à la cigarette, a-t-il poursuivi. À partir de ce moment, ils avaient la responsabilité d’informer leurs clients, chose qu’ils n’ont pas faite. »

Stratégies de l’industrie

De leur côté, les cigarettiers, qui bénéficiaient d’une armée d’avocats, issus de cabinets réputés, ont choisi une façon plutôt particulière de se défendre. Au lieu de contester les allégations des requérants, ils ont admis que le tabac est un produit dangereux qui peut causer le cancer et la dépendance chez certaines personnes. En fait, ils ont tenté de convaincre le juge que « le public en général connaît les risques associés au tabagisme et que les personnes qui choisissent de fumer savent qu’elles s’exposent à certains dangers ».

En plus de blâmer les fumeurs, les avocats des fabricants se sont acharnés à discréditer les deux groupes de plaignants. « On ne peut pas déterminer si c’est vraiment le tabagisme qui a causé les maladies évoquées par le recours du CQTS, a invoqué Me Christine Carron, car d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte ». L’avocate d’Imperial Tobacco, qui plaidait également au nom des deux autres compagnies, a aussi soutenu qu’il y avait trop de questions individuelles pour pouvoir intenter une action commune, et qu’il vaudrait mieux pour la justice procéder par le biais de poursuites individuelles.

Réplique des recours

À l’affirmation de l’industrie voulant que « tout le monde connaisse les risques associés au tabagisme », les défendeurs des recours ont répliqué que la connaissance populaire n’est pas nécessairement une connaissance suffisante. « Il faut déterminer si l’information qui circule est fiable et nous croyons que l’information pertinente devrait plutôt venir des intimées elles-mêmes », a souligné Me Beauchemin.

De plus, l’autorisation de ces deux recours est la seule manière équitable de procéder, a fait valoir Me Yves Lauzon, car elle donnerait accès à la justice à des personnes dépendantes ou atteintes de maladies attribuables au tabagisme, qui n’ont pas la santé ou les moyens financiers de lutter contre l’industrie et les nombreuses ressources dont elle dispose.

Présent tout au long des audiences, le directeur du CQTS, Mario Bujold, a noté plusieurs contradictions dans le discours des compagnies de tabac. « Par exemple, elles ont dit avoir informé la population des risques du tabagisme, en insistant sur le fait qu’il y a des avis très explicites sur les paquets de cigarettes, alors qu’on sait très bien qu’elles ont tout fait pour que les gens ne connaissent pas les dangers du tabac sur la santé, indique M. Bujold. L’industrie s’est d’ailleurs opposée à l’apposition des avis sur les paquets, elle conteste même la loi fédérale [qui les impose] devant la Cour d’appel. »

Me Bruce Johnston, du recours sur la dépendance, est du même avis : « Les avocats de l’industrie ont défendu le dossier en prenant des positions impossibles à soutenir en droit, mais avec énormément d’insistance et de ressources mises à leur disposition. De plus, ils ont à maintes reprises tenté de ramener le débat sur le fond, alors qu’à ce stade-ci on n’était pas là pour faire le procès, mais bien pour convaincre le juge qu’il y avait matière à en faire un. »

Enjeu de la décision

Selon le directeur du CQTS, la décision d’autoriser ou non les recours sera extrêmement importante, puisqu’elle permettra de déterminer où se situe le système judiciaire quant à la responsabilité de l’industrie envers les produits qu’elle fabrique, et l’accès à la justice des victimes de la dépendance ou des maladies causées par le tabac.

Tant du côté de Trudel & Johnston que du CQTS, on croit que les deux recours pourraient être autorisés. « Nous avons présenté deux visions complémentaires de la même problématique, a commenté Me Johnston. Et si nous avons réussi à convaincre le juge que la responsabilité de l’industrie est une question qui doit être débattue, à mon avis, les deux seront autorisés. »

Le juge Jasmin, qui a pris l’affaire en délibéré, doit rendre un jugement dans un délai maximal de six mois. S’il autorise l’un ou l’autre des recours, les compagnies n’auront aucun appel et devront subir un procès. Alors qu’aux États-Unis, les poursuites contre l’industrie du tabac sont presque monnaie courante, l’autorisation de l’un de ces deux recours serait une première canadienne.

Fonds d’aide

En plus de lutter contre l’industrie, les avocats des deux recours ont également dû se battre avec le Fonds d’aide aux recours collectifs qui refusait de les soutenir financièrement. Après avoir fait valoir son point de vue devant le Tribunal administratif, la Cour supérieure et la Cour d’appel, chaque groupe a finalement reçu 60 000 $ en honoraires pour la période des autorisations.

Josée Hamelin