Analyse : Malgré la loi C-71, les commandites demeureront de belles annonces de cigarettes

Avec l’entrée en vigueur de la loi C-71, la question de la publicité du tabac est-elle maintenant réglée de manière définitive? L’histoire, de même que les dispositions de la nouvelle loi, nous indiquent malheureusement que tel n’est pas le cas.

En 1988, une législation interdisant bien davantage la publicité et les commandites du tabac avait déjà été adoptée. L’industrie du tabac a trouvé le moyen de la contourner en deux temps, trois mouvements.

Avant même la mise en vigueur de l’ancienne loi C-51, en 1989, les fabricants de cigarettes avaient fondé des compagnies de façade, comme Du Maurier Ltée ou Benson & Hedges inc., lesquelles ont continué à annoncer abondamment des « commandites » aux noms, logos, lettrages et couleurs similaires à ceux de paquets de cigarettes. Cela même et surtout autour des comptoirs de cigarettes! N’étant pas des fabricants de cigarettes, ces nouvelles compagnies de façade n’étaient pas assujetties à la loi, paraît-il.

Les représentants de l’industrie du tabac frôlent l’insolence lorsqu’ils affirment, le plus sérieusement au monde, que la publicité du tabac était interdite de 1989 à 1995, et que « cela n’avait rien donné ». Nous n’avons pas rêvé : il y a eu au Canada, durant ces sept années « d’interdiction », quelques 500 millions $ investis en publicité de cigarettes…

La loi en vigueur depuis quelques jours comporte de nombreux volets intéressants, notamment l’interdiction de la publicité traditionnelle dans l’affichage et le maintien des avertissements de santé sur les paquets. Les présentoirs libre-service sont déjà retirés des points de vente et la réglementation à venir limitera sans doute l’étalage des paquets.

De plus, aux yeux du public, ce sont Santé Canada et les organismes de santé qui viennent de gagner la bataille à Ottawa et en Cour supérieure de Montréal (demande de sursis refusée), plutôt que les compagnies de cigarettes.

Même les médias francophones et le Bloc Québécois ont récemment modéré leurs interventions en faveur des commandites. En deux semaines de campagne électorale, le Bloc n’a guère tenté d’attaquer les libéraux sur la loi antitabac, ce qui est une amélioration pour ce parti politique et pour la santé publique.

17 mois de commandites illimitées

Malgré ces gains notables, le même scénario qu’auparavant semble maintenant se répéter concernant les commandites. Pendant encore 17 mois, jusqu’en octobre 1998, il semble que toute publicité des marques de cigarettes sera permise partout, si elle est le moindrement associée à une commandite.

Ainsi, les fabricants auront le champ libre pour commanditer tout ce qu’ils veulent et annoncer ces mêmes événements comme bon leur semblera. Par exemple, une commandite de 1000 $ pour une course de planche à voile à St-Mathias-sur-Richelieu pourra être entourée de 1 million $ de publicité pour la marque de cigarettes qui y est associée.

Après octobre 1998, tout dépendra de la réglementation. Y aura-t-il des budgets maximaux limitant les commandites? Les nouvelles commandites seront-elles autorisées? Y aura-t-il une proportion maximale du budget des commandites pouvant servir à la publicité? Les magazines, les hebdomadaires régionaux, les quotidiens, les bars et les discothèques seront-ils envahis d’annonces de commandites?

De belles annonces de cigarettes

Dans 17 mois, la loi restreindra la marque de cigarettes à 10 p. 100 du bas des annonces pour les commandites. Or, dans les faits, ce 10 p. 100 du bas offre un magnifique emplacement pour une marque connue comme Export ‘A’ ou Player’s.

De plus, l’usage de la couleur n’est pas réglementé. Ainsi, une annonce d’une page d’une commandite de Player’s pourra être de dominante bleue, comme le paquet Player’s. En novembre dernier, Santé Canada avait rendu public un exemple de ce que serait une annonce de commandite du tabac (un hypothétique « Festival des tuques ») respectant la loi C-71; il s’agit d’une très belle annonce de cigarettes, semblable à ce qui se faisait dans les années 1970.

En réalité, la loi C-71 n’interdira l’affichage des commandites que là où les enfants ont accès, notamment à l’extérieur et dans les points de vente. Ce n’est pas rien. Mais l’arrêt de la Cour suprême aurait permis d’aller plus loin, par exemple en interdisant totalement les commandites et en limitant davantage la publicité traditionnelle (tant par ses moyens utilisés que par ses budgets).

Qui plus est, la publicité par les commandites, la principale restante, est celle qui est la plus efficace, qui offre le plus de retombées favorables au fabricant et qui de surcroît est le plus en opposition avec l’esprit du jugement de la Cour suprême. Ce n’est certainement pas de gaieté de coeur ni par inconscience que Santé Canada ait tant cédé sur les commandites; la pression des organisateurs d’événements via les médias fut impressionnante, surtout à Montréal!

Cour suprême

En septembre 1995, la Cour suprême du Canada avait statué grosso modo (et à seulement 5 contre 4) que l’interdiction totale de la publicité du tabac était une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d’expression mais qu’une interdiction totale de la publicité de type « style de vie » serait acceptable et même souhaitable.

Or, la publicité par les commandites est ce qu’il y a de plus raffiné comme publicité de style de vie; elle n’informe aucunement le fumeur sur le goût ou les autres « qualités » du tabac. Elle associe tout à fait le tabac aux sports, aux arts, à la mode, au plaisir, aux personnalités intéressantes, etc.

L’impact des marques

La publicité du tabac se fait de nos jours essentiellement par les marques. Plus l’image d’une marque, comme Marlboro et Camel aux États-Unis, ou Du Maurier et Player’s au Canada, est prestigieuse, plus les adolescents ou les fumeurs adultes voudront s’y associer. C’est la même chose pour Nike, Pepsi ou Labatt.

Comme le prétendent les fabricants, une grande marque de cigarette amène effectivement les « consommateurs » à choisir et à conserver cette marque. Mais elle a un autre effet encore plus fort, soit celui de consolider le statut social du fumeur en général. De rendre l’acte de fumer socialement plus acceptable pour tous, enfants ou adultes, fumeurs ou non-fumeurs.

Au Canada, à peu près tout le monde sait que Player’s, Du Maurier, Rothmans ou Export ‘A’ sont des cigarettes. Dans une publicité de tabac, il n’est même pas nécessaire d’y reproduire un paquet, des fumeurs ou des cigarettes, tellement les grandes marques sont connues. Le mot « Du Maurier » est synonyme de cigarettes.

La publicité des marques par les commandites demeurera encore une très efficace promotion du tabac. Les organismes de santé et les gouvernements ont encore bien du travail devant eux pour les prochains mois et les prochaines années.

Denis Côté