Le gouvernement Harper met en veilleuse le renouvellement des mises en garde sanitaires

Les groupes pro-santé s’opposent vivement, l’industrie du tabac approuve
En 2000, le Canada était à l’avant-garde d’une stratégie importante de lutte contre le tabagisme lors de l’adoption, avec l’appui unanime des partis au Parlement fédéral, d’une réglementation imposant l’apposition de mises en garde de santé illustrées sur 50 % de la surface exposée des emballages.

Dix années plus tard, malgré les demandes répétées des organismes pro-santé et des chercheurs scientifiques, et en dépit de sa promesse antérieure, le gouvernement fédéral a annoncé la mise en veilleuse du renouvellement des avertissements sur les emballages de produits du tabac, lors d’une rencontre en septembre avec les ministres provinciaux de la Santé.

Le ministère fédéral de la Santé a déclaré que le dossier n’était pas clos, mais que les efforts du gouvernement seraient réorientés vers la lutte contre la contrebande, une mesure qui fera plaisir aux compagnies de tabac.

« Santé Canada continue d’examiner le dossier du renouvellement des mises en garde de santé, mais n’a pas l’intention d’agir dans l’immédiat. Santé Canada collabore avec les provinces et les territoires, et verse des subventions et des contributions aux programmes de renoncement au tabac », a affirmé un porte-parole du ministère fédéral de la Santé à Info-tabac.

Dix années sans changement

Au cours de la dernière décennie, des négociations, des études et des plans commandés par les deux paliers de gouvernement, dont notamment des groupes de consultation et des essais portant sur les nouvelles mises en garde organisés par le gouvernement Harper, ont coûté des millions de dollars aux contribuables.

« Les mises en garde n’ont pas été modifiées depuis les dix dernières années et elles sont maintenant complètement périmées », a précisé Garfield Mahood, directeur de l’Association pour les droits des non-fumeurs et auteur d’un rapport d’expert sur les mises en garde contre les dangers du tabac rédigé pour l’OMS. « Les fumeurs ont vu les mêmes mises en garde 20 fois par jour, soit plus de 60 000 fois depuis leur apparition, si bien qu’elles sont devenues presque invisibles pour certains et ennuyeuses pour d’autres. »

De récentes recherches soutiennent la déclaration de Garfield Mahood. En effet, selon une étude internationale publiée dans l’édition de mars 2007 de l’American Journal of Preventive Medicine, l’efficacité des avertissements dépend de la conception et de la « fraîcheur » des messages. Hammond, Fong et coll. ont analysé les résultats de quatre sondages menés auprès de fumeurs adultes au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie entre 2002 et 2005. D’après les auteurs, les textes plus proéminents des mises en garde actuelles et surtout les images percutantes ont plus d’impact sur le comportement des fumeurs que les anciens avertissements. De plus, les récentes modifications apportées aux mises en garde de santé étaient associées à une efficacité accrue, tandis que les avertissements affichés sur les paquets de cigarettes aux États-Unis dont la mise à jour remonte à 1987 étaient les moins efficaces. Les avertissements sur les paquets aux États-Unis ne sont toujours pas illustrés. Ils le seront à partir d’octobre 2012.

Au Canada, le gouvernement fédéral a changé sa position sur le renouvellement des mises en garde de santé en dépit des appels lancés au cours des derniers mois par les organismes pro-santé qui réclamaient d’aller de l’avant avec le projet. Dans une lettre envoyée le 15 juin à la ministre fédérale de la Santé, Leona Aglukkaq, 11 organismes de lutte contre l’usage du tabac exhortaient la ministre à « prendre rapidement des mesures concrètes pour renouveler les mises en garde de santé illustrées sur les  paquets de cigarettes. »

« Les avertissements de santé sur les paquets de cigarettes constituent un moyen de communication parfaitement ciblé qui rejoint tous les fumeurs, leurs amis, les membres de leur famille, leurs collègues de travail ainsi que d’autres personnes. Et ce moyen de communication est extrêmement économique : Santé Canada détermine le contenu des avertissements et l’industrie en assume les coûts, » précisaient-ils dans leur lettre.

Par la suite, ces mêmes onze organismes ont transmis le 9 septembre une lettre à tous les ministres provinciaux de la Santé, juste avant leur réunion à huis clos à Terre-Neuve, les invitant à profiter de cette rencontre pour faire avancer le dossier du renouvellement des avertissements illustrés. Au lieu de cela, le gouvernement fédéral annonçait sa décision de reporter le renouvellement des mises en garde.

« Je suis quelque peu déçue », confiait au Globe and Mail Ida Chong, ministre de la Vie saine et du Sport de la Colombie-Britannique. « Nous savons que les avertissements sur les paquets de cigarettes sont efficaces. Plusieurs d’entre nous auraient aimé voir ce projet se concrétiser. »

Une déception de plus

Selon divers journaux, les nouveaux avertissements auraient couvert au moins jusqu’à 70 % de la surface des paquets de cigarettes (jusqu’à 90 % selon le Globe and Mail) et contiendraient des images plus percutantes, par exemple une photo de Barb Tarbox, une patiente de l’Alberta atteinte d’un cancer en phase terminale qui a consacré les derniers mois de sa vie à faire campagne contre le tabagisme. Le numéro d’une ligne téléphonique sans frais d’aide à l’abandon du tabagisme apparaîtrait aussi sur le paquet.

« La décision d’annuler les nouveaux avertissements et l’ajout du numéro d’une ligne d’aide est tragique », a déploré Geoffrey Fong, professeur de psychologie à l’Université de Waterloo, en Ontario. « Cette décision nous fait rater une occasion très importante de transmettre de sérieux avertissements aux jeunes et de prodiguer des conseils utiles aux fumeurs grâce à la ligne d’aide. »

« Les plus grands perdants sont les fumeurs eux-mêmes », a commenté David Hammond, psychologue et professeur adjoint au département des études sur la santé et de gérontologie de l’Université de Waterloo. « Les nouveaux avertissements offrent des renseignements cruciaux sur les risques du tabagisme et aident à réduire l’attrait des cigarettes pour les jeunes. Un retard dans l’adoption de ces nouvelles mises en garde coûtera des vies. »

Les réactions de l’industrie du tabac

Le portail Canoe.ca de Quebecor a annoncé que l’industrie du tabac voyait d’un bon œil cette nouvelle orientation du gouvernement. « Il faut s’attaquer en priorité à l’énorme problème de la contrebande de cigarettes où les paquets n’ont aucune mise en garde de santé », a déclaré JTI-Macdonald.

Éric Gagnon, porte-parole d’Imperial Tobacco Canada, a affirmé au Globe and Mail que les avertissements actuels communiquent adéquatement les dangers du tabagisme pour la santé. Il a ajouté que tous s’entendent pour dire que le plus grave problème lié au tabagisme est celui de la contrebande. « C’est pourquoi je pense qu’il est important que Santé Canada concentre ses efforts sur la lutte contre la contrebande du tabac. »

Et pourquoi pas les deux?

De nombreux rapports, les éditoriaux du quotidien The Gazette de Montréal, du Vancouver Sun et du Edmonton Journal, l’éditorial du journal de l’Association médicale canadienne, les groupes favorables au contrôle du tabac ainsi que les ministres provinciaux posent tous la même question : Pourquoi faut-il  choisir entre le dossier de la contrebande et celui du renouvellement des mises en garde? Pourquoi le gouvernement ne peut-il pas mener les deux affaires de front?

Les groupes pro-santé ne peuvent s’empêcher de penser que le gouvernement a cédé aux pressions des lobbyistes de l’industrie du tabac en adoptant cette nouvelle orientation.

« Nous avons été le premier pays au monde à avoir des mises en garde de santé sur les paquets. Le Brésil s’est inspiré de nous et a renouvelé trois fois ses messages depuis le temps. Je me demande ce que l’industrie du tabac a dit au gouvernement pour qu’il freine le projet », a dit François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs. Même son de cloche du côté du Conseil québécois sur le tabac et la santé. « Les raisons de cette décision ne sont pas claires, a dit la porte-parole Nathalie Juteau. Pourtant, le rapport coût efficacité était très bon. »

L’attitude du gouvernement a été critiquée par les experts et d’autres intervenants touchés par le projet. « Que la seule mesure prise [par le gouvernement] soit celle de s’attaquer à la contrebande des cigarettes démontre clairement que ce gouvernement se préoccupe davantage des intérêts des compagnies de tabac que de la santé des Canadiens », a déclaré, dans un communiqué de presse, Megan Leslie, critique parlementaire du NPD en matière de santé.

Cette décision du gouvernement est troublante, car les propres recherches de Santé Canada ainsi que les études indépendantes réalisées pour son compte démontrent clairement l’efficacité de mises en garde renouvelées et agrandies.

Santé Canada précisait dans un courriel adressé à Info-tabac que le dossier des avertissements n’était pas clos et qu’un soutien accru serait accordé aux initiatives antitabac encore en place.

« Le gouvernement du Canada est résolu à réduire le tabagisme chez les jeunes, à aider les Canadiens à arrêter de fumer, et à s’attaquer au problème urgent du tabac de contrebande. Le gouvernement a récemment adopté des mesures sur tous ces fronts. Par exemple, avec l’entrée en vigueur le 5 juillet 2010 de la Loi restreignant la commercialisation du tabac auprès des jeunes, l’industrie du tabac aura plus de difficulté à inciter les jeunes à consommer ses produits. »

La ministre Leona Aglukkaq a réitéré cette position dans une entrevue qu’elle accordait au réseau anglais de Radio-Canada, tout en affirmant qu’elle réexaminerait plus tard le projet des mises en garde de santé, sans toutefois préciser de date, car d’autres initiatives requièrent son attention immédiate. Elle a cependant ajouté que l’engagement fédéral pour la lutte contre le tabagisme doit être considéré dans son ensemble et non sur la seule valeur d’un dossier reporté.

De chef de file à retardataire

Le Canada était le premier pays à exiger l’apposition d’avertissements de santé illustrés sur les paquets de cigarettes vendus sur son territoire en décembre 2000. Plus de 30 pays ont depuis emboîté le pas, notamment l’Australie, le Venezuela, la Jordanie, la Suisse, la Belgique et l’Inde. Le Panama et Singapour ont déjà lancé leur deuxième série de mises en garde illustrées, le Brésil et la Thaïlande leur troisième, tandis que l’Uruguay en est à sa quatrième série.

La Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac, ratifiée par le Canada en 2004, exige l’apposition de mises en garde de santé couvrant au moins 30 % de la surface des emballages des produits du tabac. Cependant, l’inclusion d’une illustration est optionnelle.

Joey Strizzi