Le financement des groupes de façade par l’industrie du tabac se perpétue
Octobre 2011 - No 89
Les groupes paravents : qui paie décide
British American Tobacco (BAT) a admis en avril 2011 par la voix de son président, Richard Burrows, avoir conseillé et financé la plus grande association de dépanneurs et de kiosques à journaux en Grande-Bretagne, la National Federation of Retail Newsagents (NFRN). L’objectif? Aider la NFRN à batailler contre un projet de loi visant à masquer les étalages de cigarettes dans les dépanneurs.
Cela fait une vingtaine d’années que les compagnies de tabac se servent de tierces parties pour défendre leurs causes. « C’est ce que j’appelle du lobbying par procuration, dit Raymond Hudon, professeur au Département de science politique à l’Université Laval. Ces entreprises utilisent des groupes paravents pour faire passer leur message parce qu’elles ne sont plus crédibles auprès de l’opinion publique. » Concrètement, elles créent ou financent des associations de commerçants ou de citoyens dont le discours sur les droits des fumeurs ou la lutte à la contrebande recevra a priori un bon accueil dans le public tout en servant les intérêts des cigarettiers.
Un autre exemple récent est la création en 2010 de l’Alliance of Australian Retailers (AAR). Son mandat : lutter contre le projet de loi australien qui compte imposer des emballages neutres aux produits du tabac dès 2012. Pour ce faire, l’AAR a créé des publicités léchées, destinées à la télévision et à la radio, dans lesquelles de petits commerçants font valoir que la nouvelle loi leur occasionnera des frais et compliquera leur travail. Or, la chaîne de télévision publique Australian Broadcasting Corporation a dévoilé que l’AAR avait reçu plus de 6 millions $ CA des filiales australiennes de British American Tobacco, Philip Morris International et Imperial Tobacco. Évidemment, les messages télévisés et radiophoniques de l’AAR ne le mentionnent pas, même si l’information apparaît sur son site Web.
Ces pratiques ne sont pas neuves. Le plus connu des groupes paravents, ou de façade, est sans doute le National Smokers Alliance (NSA). L’American Nonsmokers’ Rights Foundation a dévoilé en 1998 que ce groupe de défense américain des droits des fumeurs avait été fondé par la firme de relations publiques Burson-Marsteller, grâce à un investissement de quelque 4 millions $ de Philip Morris.
Au Canada, le Conseil canadien des fabricants des produits du tabac (CCFPT) a investi 2,5 millions $ en 2004 dans la création de l’organisme Mon choix et des sites Web monchoix.ca et mychoice.ca. Cette organisation et ces sites, actifs jusqu’en 2010, affirmaient officiellement vouloir donner une voix aux fumeurs et les aider à décider s’ils voulaient consommer ou non du tabac. En réalité, ils menaient activement campagne contre les lois pour le contrôle du tabac.
La présence de ces organismes est loin d’être inoffensive. « Le manque de divulgation [ ] au sujet de leurs liens avec l’industrie du tabac produit des arguments et des preuves non équilibrés, présentés sans énoncé de conflits d’intérêts », notait l’Organisation mondiale de la santé en 2008 dans une étude sur les interférences des cigarettiers sur le contrôle du tabac (notre traduction).
Une filiation pas toujours facile à établir
En d’autres mots, ces groupes n’admettent pas toujours qu’ils reçoivent appui et conseils de la part des compagnies de tabac. Par ailleurs, puisqu’il s’agit le plus souvent d’organismes sans but lucratif, rien ne les oblige à dévoiler leurs états financiers. Quant à leur liste de membres, elle n’est pas toujours utile : les cigarettiers n’y apparaissent pas ou ne représentent que des membres parmi d’autres.
Certains indices permettent tout de même de déduire qu’un regroupement de commerçants ou de citoyens est à la solde des compagnies de tabac. On peut soupçonner, par exemple, un petit groupe fondé récemment et comptant peu de membres qui organise des campagnes dispendieuses requérant de gros moyens logistiques. « C’était le cas du Mouvement pour l’abolition des taxes réservées aux cigarettes, ou MATRAC, actif au début des années 1990, dit François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF). C’était étonnant que des propriétaires de dépanneurs qui ont déjà des journées très chargées aient les moyens et l’expertise d’organiser des événements médiatiques importants et sophistiqués au sujet de la contrebande de tabac. » Le journaliste d’enquête André Noël a rapporté dans le quotidien La Presse que les dirigeants du CCFPT et du MATRAC s’étaient rencontrés. Mais les cigarettiers ont toujours nié avoir eu une quelconque implication dans le MATRAC.
L’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA) serait dans une situation semblable. « Leurs tournées anti contrebande de tabac, menées à travers le Québec, requéraient beaucoup de moyens; je n’ai jamais vu de chèque, mais c’est évident pour moi qu’elles étaient financées par les compagnies de tabac, dit Florent Gravel, président-directeur général de l’Association des détaillants en alimentation du Québec. Nous avons d’ailleurs reproché aux cigarettiers de soutenir uniquement l’AQDA; nous aussi, nous aimerions bénéficier de leurs fonds! »
L’AQDA a refusé de répondre à nos questions sur ce sujet. D’autres indices suggèrent toutefois que cette association entretient des liens étroits avec l’industrie du tabac. Michel Gadbois est l’actuel président de l’AQDA. Or, au début des années 1990, André Noël a rapporté qu’il était un ancien relationniste de Rothmans Benson & Hedges (maintenant propriété de Philip Morris International) et d’Imasco (aujourd’hui Imperial Tobacco Canada). L’AQDA fait aussi partie de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA). Or, « l’ACDA compte quatre branches régionales dont des présidents et présidentes sont aussi des anciens de l’industrie du tabac », dit François Damphousse. Bref, le curriculum vitae des dirigeants des groupes « indépendants » peut en dire long sur leurs affiliations.
Un autre indice : le site de l’AQDA comprend une centaine de liens, mais, sur le lot, moins de 20 ne concernent pas le tabac. Enfin, contrairement à ce qu’affirme continuellement l’AQDA, les ventes des cigarettes de contrebande n’augmentent pas. En effet, le budget 2011-2012 du gouvernement du Québec note que « les efforts de lutte contre le commerce illégal du tabac donnent d’excellents résultats ». Alors que le nombre de fumeurs a stagné au Québec, les revenus provenant de la taxe sur le tabac ont augmenté de 654 millions $ en 2008-2009 à 848 millions $ en 2010-2011. De son côté, le rapport annuel de 2010 de British American Tobacco note que « les profits au Canada ont été plus élevés, à cause d’une réduction du commerce illicite [et] d’une hausse des prix [entre autres] » (notre traduction).
Un groupe qui fait affaire avec la même firme de relations publiques que les cigarettiers est une autre indication de ses allégeances possibles. À la fin des années 1990, par exemple, la firme de relations publiques Edelman a orchestré la campagne du « Ralliement pour la liberté de commandite » alors qu’elle comptait des fabricants de cigarettes parmi ses clients. Le Ralliement, qui regroupait environ 250 événements sportifs ou culturels à travers le pays, exigeait que le gouvernement n’interdise pas les commandites du tabac. Leur argument : ils avaient le droit de choisir n’importe quelle entreprise canadienne constituée légalement comme commanditaire. Ces pressions ont entraîné certains délais dans l’adoption et l’application des lois (fédérale et provinciales) et certaines dilutions de contenu. Au final, le Canada et le Québec ont néanmoins définitivement interdit les commandites de tabac en 2003.
Les faux groupes paravents
Dans l’univers des groupes de pression, les apparences sont parfois trompeuses. « Notre discours recoupe partiellement celui de l’industrie du tabac, mais ce n’est pas parce que celle-ci nous finance, dit Yves Servais, directeur général de l’Association des marchands dépanneurs et épiciers du Québec. C’est parce que les cigarettes représentent 30 % des ventes de nos membres, en moyenne ». Une donnée confirmée par une étude de 2009 de HEC Montréal, le Mouvement des caisses Desjardins et PricewaterhouseCoopers.
De même, l’Union des tenanciers de bars du Québec (UTBQ) s’est battue de 2005 à 2009 contre l’interdiction de fumer dans les bars. Et pourtant, le président de l’UTBQ, Peter Sergakis, jure n’avoir jamais reçu d’argent des cigarettiers, lors d’une entrevue avec Info-tabac. Malheureusement, ceci est à peu près impossible à vérifier. On peut toutefois croire que M. Sergakis agit seul, étant donné qu’il s’est impliqué dans bien d’autres combats au fil des 20 dernières années, dont la surtaxe sur les immeubles commerciaux, la baisse du seuil légal d’alcoolémie de .08 à .05, les fonds versés à l’Hippodrome de Montréal, les timbres de la SAQ et le tarif des parcomètres.
François Damphousse ne s’attend pas à voir surgir de sitôt de nouveaux groupes « indépendants » financés par les compagnies de tabac qui s’opposeraient aux emballages neutres ou à l’interdiction de fumer dans les immeubles à logements multiples. « L’AQDA va simplement continuer son mandat de défendre l’industrie du tabac », dit-il. Ceci dit, si une nouvelle association apparaît, quelques bonnes questions s’imposeront pour connaître ses allégeances. L’histoire de la lutte contre le tabac regorge d’exemples de groupes paravents qui ont agi pendant des années avant que l’on découvre qui tirait les ficelles.
Anick Perreault-Labelle