Le fédéral subventionne-t-il la culture du tabac?
Juillet 2010 - No 83
300 millions d’ententes de rachat pleines de brèches
En 2008, le gouvernement fédéral canadien a offert des indemnités forfaitaires aux producteurs de tabac de l’Ontario afin de les inciter à quitter un marché en déclin, sans pour autant tout perdre ce qu’ils possédaient. Or, il s’avère que bon nombre d’entre eux ont profité d’une faille du Programme de transition pour les producteurs de tabac et ont continué d’en faire pousser, si bien qu’au lieu de s’apprêter à disparaître ou presque du paysage, la culture du tabac affichera une remontée fulgurante cette année.
« Le programme fédéral de transition pour les producteurs de tabac était si plein de trous qu’un camion aurait pu passer au travers, estime Neil Collishaw, directeur de la recherche des Médecins pour un Canada sans fumée (MCSF). Nous estimons qu’au moins un tabaculteur sur dix a pu percevoir l’argent du rachat, tout en maintenant sa culture du tabac. La quantité de tabac cultivé en Ontario n’a donc pas diminué. »
De son côté, le président de l’Office de commercialisation des producteurs de tabac jaune de l’Ontario, Fred Neukamm, estime que la récolte de tabac devrait grimper à 22,2 millions de kilos cette année, comparativement à 9,9 millions de kilos l’an dernier. C’est dire qu’il s’agira de la plus abondante de toutes les récoltes depuis 2006.
« Dans les faits, le programme fédéral n’était pas un rachat en tant que tel, explique Rob Cunningham, avocat et analyste principal de politiques à la Société canadienne du cancer. Cet argent s’est retrouvé à subventionner des producteurs qui ont trouvé des façons de poursuivre la culture du tabac. »
Neil Collishaw explique que son organisation a été prévenue par des citoyens du sud-ouest de l’Ontario, indignés du mauvais usage dont, selon leurs constats, on faisait du programme d’indemnisation offert aux tabaculteurs pour qu’ils abandonnent leur culture. Après s’être penchés sur la question, les MCSF ont effectivement trouvé un certain nombre de contradictions
« On nous a dit que des permis avaient été accordés à des personnes qui ne faisaient pas d’agriculture, certaines vivant en région éloignée, ce qui a permis de ‘couvrir’ juridiquement des tabaculteurs qui avaient été indemnisés pour délaisser leur culture. Les producteurs de tabac peuvent remercier les contribuables », raconte M. Collishaw.
Fred Neukamm affirme quant à lui que le nombre de producteurs et l’envergure de la récolte ont augmenté parce que les fabricants mettent davantage de tabac ontarien dans leurs cigarettes.
Selon le nouveau système, les producteurs de tabac ont des ententes de vente contractuelles auprès des fabricants. En vertu de l’ancien système géré par l’Office de commercialisation, les fabricants achetaient le tabac ontarien à un prix supérieur. Ils se sont ensuite mis progressivement à le remplacer par un tabac importé à moindre coût.
Malgré son nom, l’Office de commercialisation n’assure plus la mise en marché du tabac. D’ailleurs, le prix du tabac est tombé aux environs de 2,15 $ la livre (4,74 $ le kilo), ce qui lui permet de mieux concurrencer son homologue importé.
M. Collishaw affirme que les fabricants de cigarettes ont manipulé le marché en évinçant progressivement le tabac de l’Ontario, jusqu’à ce que son Office de commercialisation s’écroule.
« Ils peuvent imposer des changements qui leur profiteront, notamment éliminer la puissance de négociation collective des producteurs en se débarrassant d’un intermédiaire comme l’Office de commercialisation. »
Des rachats assujettis à certaines conditions
Le 1er août 2008, le ministre de l’Agriculture du Canada, Gerry Ritz, offrait aux 1083 détenteurs d’un quota de tabac de l’Ontario une indemnisation globale de 1,05 $ par livre (2,31 $ par kilo) de quota. Voilà qui donnait le coup d’envoi à l’effondrement de la régulation de l’offre en tabac, moyennant une facture totale de 286 millions de dollars ramassée par le gouvernement.
L’ensemble des 1083 détenteurs de quota de la province en 2008 – à l’exception de 18 d’entre eux – a participé au Programme de transition pour les producteurs de tabac. Or, l’Ontario comptait encore 118 tabaculteurs en 2009. C’est dire que 100 producteurs ont trouvé une façon de contourner le programme, si bien que la province s’est retrouvée à produire autant de tabac en 2009 qu’en 2008.
« D’après nos calculs, cela signifie que de 30 à 60 millions de dollars provenant des contribuables ont été consacrés non pas à aider les tabaculteurs à adopter une autre forme d’activité économique, mais à subventionner 100 d’entre eux afin qu’ils poursuivent la même culture », explique M. Collishaw dans une lettre envoyée au ministre Ritz en mars 2009. Il ajoute que, en plus de profiter des failles du système, les tabaculteurs ont été invités, à l’automne 2009 (soit après le rachat), à faire une demande de prêt sans intérêt en vertu du Programme de paiements anticipés financé par le gouvernement fédéral.
Fin des plantations de tabac au Québec?
Entre 1986 et 1999, le gouvernement du Canada a versé 69,5 millions de dollars dans un programme de diversification de la culture du tabac; il s’agissait de subventions aux cultures ou activités non agricoles économiquement viables pouvant convenir aux tabaculteurs. Le tout comprenait le versement d’une indemnité forfaitaire basée sur certains contingents de production de base (CPB). À nouveau, en 2005, le gouvernement fédéral, dans le cadre du Programme d’aide à l’adaptation des producteurs de tabac (PAAPT), a fait l’acquisition du contingent de production de base (CPB) de 120 producteurs, d’où une facture totale de 67,17 millions de dollars. L’objectif du PAAPT était d’aider à repositionner l’industrie canadienne du tabac en retirant le CPB de façon permanente.
En 2005, le Québec a jumelé sa contribution à celle du fédéral en injectant 10 millions de dollars dans un programme destiné à aider les agriculteurs québécois à passer à diverses autres cultures, de l’asperge au ginseng, en passant par le maïs sucré, les fraises, les concombres, la lavande et le chanvre. C’est ainsi que 56 tabaculteurs sur 60 ont abandonné leur culture.
« Au Québec, la plupart des producteurs étaient de toute façon acculés à faillite. S’ils voulaient garder leur ferme, ils n’avaient nul autre choix que d’accepter le rachat, explique M. Cunningham. Le succès du programme de rachat au Québec est fort probablement davantage imputable aux conditions du marché qu’à sa formule en tant que telle. »
« L’imposition de taxes très élevées, les campagnes antitabac, le libre-échange et, surtout, le fait que les grandes compagnies de tabac aient décidé de cesser d’acheter le tabac du Québec en 2003… tout cela a presque tué le marché », raconte Gaétan Beaulieu, ex-producteur de tabac devenu maraîcher.
Les géants du tabac ont en effet annoncé aux agriculteurs québécois qu’ils cesseraient d’acheter leur produit, car la production n’avait pas l’envergure nécessaire pour offrir chacune des catégories recherchées. Ils ont donc décidé de s’approvisionner essentiellement auprès de producteurs ontariens, de même que dans certains autres endroits comme le Brésil, le Zimbabwe et la Chine.
« Il n’était vraiment pas facile d’embarquer dans de nouvelles productions où se trouvaient déjà d’autres joueurs, signale M. Beaulieu. Nous sommes vraiment coincés, sans compter que peu de cultures sont aussi payantes ou intéressantes que le tabac. Pour l’instant, je fais pousser des courges et des cornichons… Je peux vous dire que la courge, c’est vraiment ennuyant comme culture! »
M. Beaulieu dirigeait jusqu’en février dernier l’ex-Association des producteurs du tabac du Québec, qui a cherché à obtenir encore plus de financement au nom des agriculteurs rachetés. Il ajoute que bon nombre d’anciens tabaculteurs ne regrettent pas de s’être retirés du marché, malgré certaines difficultés. « La plupart sont bien contents de ne pas avoir fait faillite et d’avoir gardé leur ferme », signale-t-il.
En 2010, seulement trois producteurs agricoles québécois ont sollicité un permis de producteur de tabac : Roland Janson Itée à L’Assomption, de même que M. Lacombe & Fils inc. et la Ferme Réjean Martel inc., tous deux à Lavaltrie. Avant le programme de rachat, 57 des 60 plantations de tabac du Québec se trouvaient dans Lanaudière.
Il y aura des conséquences, avertit Ritz
Dans une lettre adressée au National Post et publiée le 1er mars 2010, le ministre Ritz écrit qu’Agriculture Canada compte suivre l’évolution de la situation en Ontario : « La culture du tabac est, pour bon nombre de producteurs, le seul travail qu’ils savent faire. Or, le programme leur permet de louer leur terre à un titulaire de permis dûment qualifié ou à travailler à son service. Cependant, ils ne peuvent pas percevoir de bénéfices de la vente de tabac, et tout salaire ou loyer qui leur est versé doit refléter la juste valeur du marché, comme ce serait le cas s’ils avaient choisi tout autre type de culture. » (traduction libre)
Gerry Ritz écrit également qu’Agriculture et Agroalimentaire Canada a élaboré un calendrier de vérifications devant s’amorcer en avril, ce qui permettra d’assurer qu’on respecte les exigences du programme. Si le processus de vérifications révèle quelque infraction que ce soit, il faudra rembourser le financement reçu, avec intérêts.
Joey Strizzi