L’AMI n’est peut-être pas le meilleur ami

La libéralisation des flux transnationaux de capitaux pourrait bientôt priver les pouvoirs publics d’importants outils de prévention du tabagisme.

C’est en tout cas le signal d’alarme lancé par plusieurs ténors de la lutte antitabac face aux négociations en cours à Paris en vue d’un éventuel Accord multilatéral sur l’investissement (AMI).

Dans la bataille mondiale qui oppose les cigarettiers aux gouvernements, tout changement dans le rapport de forces entre États et multinationales a un impact certain sur le dossier du tabac. Dans le cas plus précis de l’AMI, une entente qui pourrait être signée dès ce printemps, ce sont des pans entiers de mesures antitabagiques qui sont menacés, selon Cynthia Callard de l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée.

Par exemple, l’AMI pourrait à la limite permettre à un cigarettier américain de contester devant un tribunal international le choix d’un pays tiers d’augmenter ses taxes sur le tabac d’une manière que le cigarettier juge excessive. Dans la dernière version de l’AMI rendue publique, on limite sévèrement le droit des pays signataires à procéder à des expropriations, et on stipule que ces limites s’appliquent même aux mesures fiscales que, par ailleurs, certains économistes libéraux assimilent à de « l’expropriation rampante ».

Une note explicative précise qu’une mesure fiscale « ne sera pas considérée comme constituant une expropriation lorsqu’elle se situe généralement dans les limites des politiques et pratiques fiscales reconnues au niveau international ». Si les instances internationales chargées de trancher les différends prenaient ce principe au sérieux, il semblerait donc qu’un pays comme le Danemark, actuellement l’un des champions en matière de taxes sur le tabac, aurait de la difficulté à augmenter ses taxes de manière significative, puisque l’industrie pourrait, selon l’AMI, exiger des compensations financières pour profits « expropriés » par des « pratiques fiscales » trop éloignées des normes internationales.

Par contre, les organismes de santé canadiens ne pourraient pas traîner le gouvernement américain devant un tribunal international pour que celui-ci se conforme enfin aux normes internationales en matière de fiscalité en ajustant ses taxes sur le tabac à la hausse – les dommages humains subis par la population canadienne suite à la contrebande de cigarettes en provenance des États-Unis ne constitueraient bien sûr pas une « expropriation » au sens de l’AMI.

La protection des marques de commerce

Selon Mme Callard, toutes les mesures antitabagiques qui ressemblent de près ou de loin à l’expropriation de marques de commerce sont aussi menacées par l’AMI sous sa forme actuelle. Dans tout le débat autour de l’éventuelle imposition d’emballages banalisés pour les cigarettes, les fabricants ont déjà fait valoir par le passé que la banalisation constituerait une expropriation de leurs marques de commerce.

L’AMI leur accorderait le droit de contester directement de telles mesures devant les tribunaux et d’exiger des compensations, alors que la plupart des accords existants réservent le droit de contestation aux pays souverains et non aux personnes morales.

L’interdiction de la publicité dans différents pays (la France, la Norvège, l’Australie, etc.) pourrait aussi être remise en question, puisqu’elle a pour effet indirect de fermer les marchés nationaux aux fabricants étrangers de cigarettes. En effet, il devient difficile de lancer de nouvelles marques de cigarettes dans les marchés où la publicité n’est pas autorisée, ce qui donne un énorme avantage commercial aux fabricants déjà présents dans le marché, c’est-à-dire, en général, les fabricants nationaux.

Un débat compliqué

Toutes ces craintes reposent bien sûr sur un certain nombre de suppositions quant au libellé définitif de l’AMI et sa portée réelle; jusqu’ici, ce ne sont que des ébauches qui ont été rendues publiques, et pour certains articles, on présente plusieurs versions possibles. Du côté du gouvernement fédéral, on nie carrément qu’il puisse y avoir des retombées négatives pour la lutte au tabagisme suite à la signature de l’accord.

D’après une lettre envoyée à plusieurs grands quotidiens par Bill Dymond, négociateur en chef du gouvernement dans le dossier de l’AMI, l’accord « n’affecterait pas le droit d’un pays de réglementer dans l’intérêt public, que ce soit dans le domaine de la santé, de l’environnement, du travail ou tout autre domaine. Une telle réglementation ne constitue pas de l’expropriation… Si le Canada choisit de réglementer la publicité du tabac ou d’interdire l’usage du tabac dans les lieux publics, comme les gouvernements du Canada et de la plupart des pays membres de l’OCDE le font depuis bien des années, de telles mesures doivent mettre les corporations nationales et étrangères sur un pied d’égalité. »

L’Association pour les droits des non-fumeurs accuse M. Dymond de ne pas dire toute la vérité sur les effets réels de l’AMI. « Contrairement à l’ALÉNA, le GATT et les accords connexes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’AMI ne contient pas d’exceptions pour la santé, constate Me Eric LeGresley, avocat au bureau d’Ottawa de l’ADNF. Il y a plusieurs exceptions pour la “sécurité”, mais les négociateurs de l’AMI ont rompu avec la tradition établie par leurs prédécesseurs dans les négociations d’ententes commerciales antérieures et ont laissé tomber la santé. »

Tout comme Mme Callard, Me LeGresley craint que les cigarettiers ne se servent des possibilités de contestations judiciaires ouvertes par l’AMI pour retarder l’adoption de nouvelles mesures législatives. « Les compagnies de tabac ont l’habitude d’intenter des poursuites non seulement pour remporter des causes, mais souvent aussi dans le but de retarder la mise en œuvre de nouvelles politiques ou pour empêcher l’application réelle d’une loi pendant la période de contestation juridique. »

Me LeGresley rejoint sur ce point une préoccupation plus générale des nationalistes canadiens-anglais face à l’AMI. Dans un vibrant plaidoyer contre l’AMI, Tony Clarke et Maude Barlow, chefs de file des nationalistes depuis les premiers débats sur le libre échange des années 1980, vont jusqu’à affirmer que l’AMI « permet aux corporations transnationales de bénéficier de droits politiques qui étaient anciennement l’apanage d’États-nations. »

Sans se perdre dans les débats interminables autour de la mondialisation économique, il semble clair que les organismes de santé québécois auraient intérêt à exiger des précisions du gouvernement fédéral quant à la portée réelle de l’AMI, et éventuellement à demander une exception générale pour les mesures de santé publique.

Pour de plus amples renseignements sur l’Accord multilatéral sur l’investissement, consultez :

  • Le site Web du Ministère des Affaires étrangères qui contient entre autres la version française de l’AMI, dans sa version de mai 1997
  • Le site de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) à Paris qui contient surtout des textes en anglais.
  • Le site du Monde diplomatique qui a publié un long article sur l’Organisation mondiale du commerce et l’AMI en mai 1997.
  • Le site de Public Citizen, l’organisme du célèbre défenseur des consommateurs américains Ralph Nader.
  • Le livre de Tony Clarke et Maude Barlow, MAI: The Multilateral Agreement on Investment and the Threat to Canadian Sovereignty (maison d’édition : Stoddart)

Francis Thompson