La lutte au tabagisme est rentable, conclut une équipe de chercheurs
Décembre 1997 - No 13
Une nouvelle loi québécoise sur le tabac aurait peu d’effets économiques à court terme mais serait vraisemblablement très rentable pour le Québec sur plusieurs décennies, conclut une équipe de chercheurs de l’UQAM et de l’Hôpital Général de Montréal.
Les cinq économistes, chargés par le gouvernement d’évaluer l’impact économique d’un contrôle accru du tabac, ont rédigé un document de synthèse qui permet de dissiper les craintes associées à une éventuelle disparition des commandites de tabac et à la réglementation de l’usage du tabac dans les restaurants et les autres milieux de travail. Ils démontrent aussi que l’État est beaucoup moins dépendant des taxes sur les cigarettes qu’on pourrait être porté à le croire.
C’est dans le secteur de la restauration que le projet de loi promis par le ministre Jean Rochon depuis deux ans risque de faire le plus de vagues. Un sondage de 400 restaurateurs québécois réalisé dans le cadre de l’étude d’impact indique qu’ils sont « convaincus que l’imposition d’une loi régissant l’usage du tabac et imposant soit l’interdiction de fumer totale, soit la construction de fumoirs séparés et ventilés conduira à une baisse du chiffre d’affaires », écrivent les chercheurs.
Parmi les restaurateurs qui n’imposent actuellement aucune restriction à leurs clients fumeurs, 153 sur 256 (soit 60 %) prévoient enregistrer des pertes. À en juger par les études réalisées à ce sujet aux États-Unis et au Canada, cette crainte n’est probablement pas fondée. Il pourrait s’agir d’un problème de perception : même si les non-fumeurs sont majoritaires parmi les clients actuels, on a plus tendance à remarquer les clients fumeurs – et ceux-ci sont évidemment beaucoup plus visibles pour le restaurateur que les non-fumeurs qui ne vont pas au restaurant pour ne pas se faire emboucaner!
L’équipe de recherche souligne un curieux paradoxe. En effet, la majorité des restaurateurs ne voudraient pas que l’État impose une interdiction de fumer dans tous les restaurants; ils préféreraient avoir le choix entre l’interdiction et la construction d’un fumoir ventilé. Pourtant, et surtout pour des raisons de coûts, ils choisiraient l’interdiction complète pour leur propre restaurant.
« On a donc des restaurateurs qui préfèrent une loi moins contraignante, mais qui ne semblent pouvoir profiter de la liberté qu’ils demandent, notent les économistes. Ils ne semblent, en particulier, pas comprendre que la possibilité de construire des sections fumeurs conduira probablement à un désavantage concurrentiel entre établissements de même catégorie pour ceux qui choisiraient de ne pas construire un fumoir. »
Coûts minimes pour les entreprises
Pour évaluer l’impact d’une éventuelle interdiction de fumer dans tous les milieux de travail, avec la possibilité de construire des fumoirs à ventilation séparée, l’équipe de recherche a procédé à deux autres enquêtes. Le premier sondage portait sur un échantillon aléatoire de 400 entreprises québécoises, alors que le deuxième comprenait 200 grandes entreprises.
Dans les deux cas, l’impact économique est négligeable. Même sans y être obligées par la loi, beaucoup d’entreprises ont déjà décidé de construire des fumoirs à ventilation séparée (5,8 % du premier échantillon et 17,5 % du deuxième) ou de bannir carrément la cigarette du milieu de travail (28,3 % du premier échantillon, 26 % du deuxième).
Parmi les entreprises qui ne sont pas déjà en conformité avec la réglementation proposée, une forte proportion choisirait l’interdiction totale plutôt que la construction de fumoirs : c’est le cas de 31,3 % de l’échantillon « représentatif » et de 60,8 % des grandes entreprises.
Conclusion : « Plus de 60 % des entreprises ne subiront aucun coût suite à l’imposition d’une loi… Dans le cas des grandes entreprises, plus de 80 % ne subiront aucun coût supplémentaire. »
La construction d’un fumoir semble de toute façon beaucoup moins chère qu’on ne le pense. Le coût moyen rapporté par les grandes entreprises est de 3 325 $; dans l’échantillon représentatif, le fumoir moyen ne coûte que 891 $.
Des gains pour l’emploi
À part la protection des non-fumeurs, les autres éléments d’un éventuel projet de loi québécois évalués par les chercheurs comprennent un renforcement de l’interdiction fédérale de la publicité, en particulier au chapitre des commandites, et une prévention plus efficace de la vente de tabac aux mineurs.
Les économistes ne se font pas d’illusion au sujet de l’impact de ces mesures sur l’incidence du tabagisme : la dépendance à la nicotine rend très improbable une baisse rapide du pourcentage de fumeurs au Québec. Par contre, on peut espérer une réduction majeure du taux d’initiation à la cigarette chez les jeunes. L’étude d’impact prévoit donc une prévalence de 32,1 % en 2002 (soit une baisse de 5,4 % par rapport à 1994), de 28,7 % en 2016, et de 15,7 % en 2067.
Il faudrait donc attendre 70 ans pour que le Québec atteigne le pourcentage de non-fumeurs noté actuellement en Californie! (Bien qu’il n’en soit pas question dans l’étude d’impact, on peut présumer qu’une hausse de taxes pourrait accélérer de façon significative cette tendance à la baisse.)
Eu égard à la lenteur de la diminution du tabagisme, il n’est donc pas étonnant que son impact sur l’emploi comme sur les finances publiques sera assez minime. Reprenant en grande partie les calculs des professeurs Irvine et Sims (voir notre numéro de janvier), l’équipe prévoit la création nette de 263 emplois sur une période de cinq ans.
Il y aurait des pertes d’emploi dans l’industrie du tabac, de même que dans le secteur public suite à la baisse de recettes fiscales, mais le redéploiement de la consommation – c’est-à-dire l’augmentation des achats d’autres biens et services par les ex-fumeurs – créerait quelque 1 835 emplois.
Ce redéploiement de la consommation aurait bien sûr un impact sur les finances publiques. Après cinq ans de réduction du tabagisme, les économistes évaluent à 22,8 millions $ (sur une base annuelle) la baisse des recettes provenant de la TVQ et des taxes d’accises qui résulterait d’une nouvelle loi québécoise sur le tabac; cette baisse ne serait compensée qu’en partie (7 millions $) par l’augmentation des impôts directs suite à la création de nouveaux emplois.
Cette perte nette de 15,7 millions $ équivaut presque exactement aux économies en frais de santé qui sont à prévoir dans le scénario évoqué par les chercheurs (réduction de la consommation de 7 % sur cinq ans).
Conclusion : au bas mot, la lutte au tabagisme ne coûterait rien au trésor public à court ou à moyen terme.
À long terme, affirment les chercheurs, cela pourrait même être très rentable; les économies en coûts directs de santé attribuables à une nouvelle loi québécoise adoptée cette année atteindraient 629 millions $ par année en 2067. À ce montant impressionnant, il faudrait rajouter plus d’un milliard de dollars en économies de coûts indirects, principalement la perte de productivité reliée au tabagisme.
Dans tous ces calculs, précisent les auteurs de l’étude d’impact, « nulle part nous ne tenons compte de la valeur de la vie humaine et donc de la perte de bien-être qui résulte de la mortalité et de la morbidité dues au tabagisme. Ceci n’implique pas que nous n’attachons pas de valeur à la vie mais plutôt qu’il est extrêmement difficile de procéder à une telle évaluation sur une base purement économique ».
Et les commandites?
Les cinq économistes consacrent un chapitre à part à l’épineuse question des commandites, qui avait fait couler tant d’encre lors du débat entourant l’adoption de la loi fédérale C-71.
Selon les chiffres de l’industrie, les commandites de tabac représentent 25 millions $ au Québec. Encore une fois, le redéploiement de la consommation compense en partie cette perte : les commandites additionnelles provenant d’autres secteurs économiques devraient se chiffrer à 4,5 millions $ par année, concluent les chercheurs.
Mais pour la plupart des organismes commandités, la perte de l’argent des cigarettiers ne serait pas dramatique. À part les courses automobiles et le festival de feux d’artifice à Montréal, les grands événements reçoivent moins de 13 % de leurs revenus des compagnies de tabac, notent les chercheurs.
Le Grand Prix du Canada à Montréal dépend à 17,5 % du tabac ; celui de Trois-Rivières en tire 28,4 % de ses revenus. Sans fonds de remplacement, ces événements pourraient donc être réellement menacés. Cependant, de poursuivre les économistes, « l’interdiction progressive de la commandite dans tous les pays d’Europe… va forcer la course automobile à se réajuster à un environnement sans tabac ou à abandonner un marché sans commandites ».
Par ailleurs, l’étude d’impact note qu’il « n’existe pas de recherche examinant spécifiquement l’impact de la commandite sur la consommation de tabac ». Et même si la publicité de commandite ressemble beaucoup à la publicité tout court, il faut bien avouer qu’il existe des difficultés méthodologiques considérables à prouver le lien entre la publicité de tabac et la consommation. Comment trouver deux populations qui sont identiques à tout égard à l’exception de l’exposition à la publicité de tabac?
Ce qui est bien établi, par contre, c’est qu’il y a une corrélation très claire entre certaines campagnes publicitaires ciblées et l’augmentation de la consommation chez le groupe ciblé. L’exemple le mieux connu : la hausse spectaculaire du tabagisme féminin aux États-Unis à partir de 1967 suite au lancement des Virginia Slim et autres marques « féminines ».
Les auteurs en concluent qu’il est tout à fait raisonnable de prédire une baisse de l’initiation au tabagisme chez les jeunes québécois suite à une interdiction complète des commandites de tabac – avec tous les effets positifs qui s’ensuivent, tant sur le plan de la santé publique qu’en termes purement comptables.
Francis Thompson