La cigarette demeure bannie de bars

Même si l’Union des tenanciers de bars du Québec (UTBQ) et son président Peter Sergakis ont répété à maintes reprises que l’entrée en vigueur de la Loi sur le tabac mènerait à une « hécatombe des bars », la Cour supérieure a jugé que le préjudice subi par l’ensemble des débits de boisson n’est pas assez important pour suspendre l’interdiction de fumer dans ces établissements.

Rappelons que M. Sergakis et d’autres gens d’affaires avaient déposé une demande d’injonction pour que la cigarette puisse revenir dans les bars, en attendant que le tribunal se prononce sur le litige qui les oppose au gouvernement provincial.

Dans une décision de huit pages, rendue le 20 novembre, la juge Hélène Le Bel a expliqué que trois conditions doivent être rencontrées pour qu’un tribunal abroge momentanément l’application d’une loi ou de certaines dispositions législatives. Les requérants doivent « établir l’existence d’une question sérieuse à juger », « démontrer que le refus de surseoir causera un préjudice irréparable » et enfin la cour doit « apprécier la prépondérance des inconvénients en tenant compte de l’intérêt public ».

Bien que l’avocat Julius Grey – qui défend les contestataires de la Loi sur le tabac – ait convaincu la magistrate de l’importance de sa cause, il n’a pas réussi à prouver que les tenanciers subiraient un préjudice « sérieux et irréparable » si l’interdiction de fumer dans les bars était maintenue.

« Dans notre société, d’autres entreprises ou industries ont subi ou subiront les conséquences de changements importants dans la réglementation, le marché ou la concurrence. Pour les personnes affectées, il est clair qu’une fermeture d’entreprise ou une perte d’emploi a généralement des conséquences dramatiques, tragiques même, écrit la juge Le Bel. Toutefois, lorsqu’on considère la situation d’une industrie qui, comme c’est le cas pour celle des débits de boissons alcoolisées au Québec, compte des milliers de petites entreprises, le Tribunal ne peut conclure à l’existence d’un préjudice irréparable. »

La cour a statué que la situation économique « désastreuse », invoquée par les tenanciers qui ont demandé l’injonction, n’est pas représentative de l’ensemble des bars québécois. Même si des déclarations sous serment fournies en preuve confirment qu’il y a eu des mises à pied, des fermetures et une baisse du chiffre d’affaires, l’honorable Hélène Le Bel indique qu« il n’est évidemment pas possible de conclure qu’il en est de même pour l’ensemble des détenteurs de permis de bars, de brasseries et tavernes », dont le nombre s’élevait à 7 786 au printemps 2006. L’Union des tenanciers de bars du Québec, qui regroupe les requérants de ce litige, ne comptait que 1 374 membres (non payants) en septembre 2006.

Puisque la loi ne cause pas de « préjudice irréparable », la juge n’a pas cru bon de vérifier si la demande d’injonction rencontrait le troisième critère, soit « la prépondérance des inconvénients versus l’intérêt public ».

Retour sur les audiences

C’est dans une salle bondée qu’ont eu lieu les audiences sur la demande de sursis, les 13 et 14 novembre. Il faut dire que le rassemblement orchestré par l’UTBQ, devant le Palais de justice de Montréal, lors de la première journée, a grandement contribué à élargir l’auditoire : plusieurs manifestants venaient assister quelques minutes aux plaidoyers pour ensuite retourner à l’extérieur protester. En mi-journée, le 13, la cause a même été déplacée dans une salle plus spacieuse afin que tous les intéressés puissent assister aux argumentaires.

Parmi les intéressés reconnus pour leur position protabac, Dan Romano, du regroupement des Citoyens Anti Gouvernement Envahissant, a effectué un bref passage, tout comme la vice-présidente de monchoix.ca, Arminda Mota, et Nicole Barcelos, de l’Association canadienne Air pour tous (un groupe de lobby financé par l’industrie du tabac qui prône la ventilation comme solution à privilégier pour les bars devant composer avec des interdictions de fumer).

Alors que le premier jour, la juge a, à quelques reprises, terminé les phrases de Julius Grey avant qu’il ne s’en charge, le lendemain, elle a longuement questionné l’avocat du gouvernement, Mario Normandin, lui demandant même si une partie de son plaidoyer était vraiment nécessaire.

Dans un discours portant presque exclusivement sur les intérêts économiques de ses clients, Me Grey y est allé de quelques déclarations pour tenter de minimiser les risques du tabagisme. Le lendemain, Me Normandin a toutefois rappelé que la Loi sur le tabac visait à protéger la santé publique de la fumée secondaire et que le « bien public » devait primer sur le droit de fumer et sur les intérêts économiques de certains propriétaires de bars. Il a par ailleurs évoqué le cas de la Ville d’Ottawa, où un règlement qui interdit l’usage du tabac dans les lieux publics est en vigueur depuis 2001 et où une demande de sursis similaire à celle déposée par Me Grey a été rejetée.

Le directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, François Damphousse, n’est pas surpris que la cour ait maintenu l’interdiction de fumer dans les bars. « Comme l’a fait remarquer Me Normandin, 2005 a été un année remarquable pour l’industrie des bars, a-t-il expliqué. Quand on se réfère aux données de Statistique Canada et qu’on fait abstraction de cette année-là, les recettes des bars en 2006, pour juin, juillet et août, sont plus élevées que celles enregistrées au cours des mêmes trois mois de 2000 à 2004. »

Prochaines étapes

Comme il n’appartient pas aux juges saisis d’une requête en sursis de déterminer la constitutionnalité des articles contestés par les requérants dans cette affaire, il faudra attendre la suite des procédures pour savoir si la Cour supérieure conclura à la validité de la Loi sur le tabac. Un procès sur le mérite devrait avoir lieu en avril ou en mai 2007.

Impact économique

Pour évaluer le rapport déposé par Matthew Theodore Salonin, le comptable qui a attesté les pertes subies par les membres de l’UTBQ, les avocats du gouvernement ont fait appel à Pierre Ouellette. Ce professeur au Département des sciences économiques de l’UQÀM conclut que « le rapport de M. Salonin comporte une succession de problèmes qui invalident ses conclusions. Chacun de ses problèmes pris séparément est en tant que tel suffisant pour invalider le rapport ».Non seulement « la méthodologie du sondage n’est pas conforme aux règles élémentaires sur lesquelles repose ce genre d’étude, indique-t-il, mais la nature du questionnaire ne permet pas de conclure en l’existence de dommages, ni, le cas échéant, de déterminer leur ampleur. »

Le Tenancier

Afin de s’assurer que tous bénéficient de l’information qu’elle veut bien véhiculer, l’Union des tenanciers de bars du Québec a récemment lancé une revue nommée Le Tenancier. Après monchoix.ca qui se décrit comme la « voix des fumeurs adultes canadiens », Le Tenancier se veut « La voix officielle de l’Union des tenanciers de bars du Québec »Disponible sur le site Internet de l’UTBQ, le 1er numéro est daté d’octobre 2006 et compte 40 pages.

Parmi les nombreuses publicités qui meublent cette publication, on retrouve quelques articles, aux allures de publireportages, portant presque exclusivement sur la contestation législative. Si les lecteurs souhaitent se mobiliser contre la Loi sur le tabac, des formulaires d’abonnement leur permettent d’adhérer à monchoix.ca ou à l’UTBQ. Et comme le « membership » à l’Union des tenanciers de bars du Québec est gratuit et que les propriétaires regroupés au sein de cette association ont encaissé des pertes « désastreuses », on est à même de se demander où l’Union puise son financement pour produire une revue de cette ampleur…

Infobars

La revue Infobars est quant à elle publiée par la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec, fondée en 1993. Elle est envoyée à tous les bars de la province, dont ses 900 membres en règle (représentant près de 2 000 établissements) qui paient une cotisation annuelle de 190 $. Cette association s’est d’abord opposée à l’interdiction de fumer dans les bars. Cependant, une fois la loi québécoise adoptée (à l’unanimité en juin 2005), elle a choisi de collaborer avec le gouvernement pour faciliter son implantation. Cette attitude positive a outré certains de ses membres qui ont alors fondé une entité dissidente, l’UTBQ.

Le dernier numéro d’Infobars, de 44 pages, contient notamment un éditorial du président du conseil d’administration de la CPBBTQ, Jean-Jacques Beauchamp, en appui à la Loi sur le tabac, de même qu’une publicité pleine page du gouvernement du Québec dans laquelle le ministre Philippe Couillard salue l’attitude responsable des exploitants de bars quant au respect de la loi. Le magazine publie aussi deux annonces d’abris extérieurs pour fumeurs.

Dans son texte, le président Beauchamp souligne que sa « Corporation est un regroupement ouvert et DÉMOCRATIQUE, financé par ses membres et personne d’autre ».

Résumé des procédures
  • 13 septembre 2005 : Les propriétaires de bars Peter Sergakis (Placements Sergakis et Complexe Sky) et Voula Demopoulos (Les Billards Scratch) déposent une requête devant la Cour supérieure du Québec pour s’opposer à plusieurs articles de la Loi sur le tabac (telle que renforcée en juin 2005) qu’ils considèrent restrictifs et qu’ils accusent de brimer les libertés individuelles. Ils sont défendus par l’avocat Julius Grey, qui se spécialise en droit constitutionnel. 16 décembre 2005 – Le procureur général du Québec dépose une requête en irrecevabilité pour tenter d’invalider leur requête sans qu’il n’y ait de procès.
  • 8 mars 2006 : M. Sergakis et Mme Demopoulos – deux anciens membres dissidents de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec – fondent l’Union des tenanciers de bars du Québec (UTBQ). Dans son jugement du 20 novembre dernier, la juge Le Bel indique que cette association « a été formée pour regrouper les tenanciers de bars qui s’opposaient aux nouvelles dispositions de la Loi sur le tabac et souhaitaient les contester ».
  • 10 avril 2006 : Le juge Pierre Senécal, de la Cour supérieure, rejette la requête en irrecevabilité déposée par le procureur général du Québec.
  • 3 mai 2006 : Le procureur général du Québec dépose une requête devant la Cour d’appel du Québec pour tenter de renverser la décision du juge Senécal.
  • 9 mai 2006 : Le juge André Brassard, de la Cour d’appel, rejette la demande du procureur général.
  • 31 mai 2006 : Entrée en vigueur de l’interdiction de fumer dans les bars, en vertu de la Loi sur le tabac.
  • 25 juillet 2006 : L’avocat Julius Grey dépose une demande d’injonction pour que l’interdiction de fumer dans les bars soit suspendue jusqu’à ce que la Cour supérieure se prononce sur la validité de la Loi sur le tabac québécoise.
  • 13 et 14 novembre 2006 : Audiences sur la demande d’injonction au Palais de justice de Montréal.
  • 20 novembre 2006 : La juge Hélène Le Bel rejette la demande d’injonction déposée par les propriétaires de bars qui contestent la Loi sur le tabac.
  • Printemps 2007 : La date du procès sur le mérite est encore à déterminer. La cause devrait être entendue en mai ou en avril.
M. Sergakis récidive…

Pour la seconde fois en moins de quatre mois, Info-tabac s’est fait montrer la porte d’une conférence de presse tenue au Complexe Sky (un bar situé sur la rue Sainte-Catherine à Montréal), le 8 novembre dernier. Selon le propriétaire de l’endroit, Peter Sergakis – lequel est également président de l’UTBQ – seuls les journalistes qui avaient dûment été invités « bénéficiaient » du privilège d’assister à l’événement, et ce, même si la convocation stipulait que tous les médias étaient bienvenus. Le précédent incident du genre s’était produit le 25 juillet. À la fin d’une conférence de presse, Infotabac, qui était entré sans embarras, s’était vu barrer l’accès aux intervenants.

Il faut dire que M. Sergakis a peut-être encore en mémoire l’incident où, pour avoir invectivé le coordonnateur d’Info-tabac, il s’est fait expulser de l’édifice du bureau montréalais du premier ministre Jean Charest, alors qu’il allait remettre une pétition, le 30 mars.

Josée Hamelin