La cessation de retour à l’ordre du jour
Janvier-Février 1999 - No 25
Longtemps considérées comme inefficaces ou inutiles, les interventions pour encourager ou soutenir l’arrêt tabagique connaissent actuellement, pour une foule de raisons, un regain de popularité.
Ce nouvel intérêt atteint les spécialistes en santé publique, comme on a pu le voir au mois de décembre, avec des activités de formation tant de la Fondation québécoise du cancer que du comité provincial de santé publique sur le tabac; il rejoint aussi le grand public, avec la Semaine québécoise pour un avenir sans tabac et le nouveau service de soutien téléphonique de l’Association pulmonaire du Québec. Et il ne faudrait pas oublier les nombreux articles dans les médias québécois depuis quelques mois.
Cet engouement soudain peut s’expliquer par de multiples raisons, d’ordre commercial, médical, politique et pédagogique.
Sur le plan commercial, le lancement du Zyban à la mi-août a eu un impact d’entraînement assez important, tant chez les médias que chez les professionnels de la santé (voir « Lancement canadien du Zyban »). D’un côté, l’attention médiatique générée par la commercialisation du chlorhydrate de bupropion comme aide à la cessation a sans doute permis à plus d’un fumeur de se libérer d’un sentiment de résignation face à une dépendance jugée insurmontable. Les organisateurs de programmes de cessation ont constaté une augmentation significative de leur clientèle au cours de l’automne.
D’un autre côté, la compagnie pharmaceutique Glaxo Wellcome, n’ayant pas le droit de faire directement de la publicité en faveur du Zyban, a beaucoup investi dans la formation des professionnels et dans les services à la population. Elle commandite à droite et à gauche de nombreuses activités qui ont un rapport avec l’arrêt tabagique. C’est la seule façon de rejoindre les consommateurs et de percer face aux fabricants de gommes de nicotine et de timbres transdermiques. Eux aussi font beaucoup de promotion, mais ils peuvent s’adresser directement à la population, puisque leurs produits sont en vente libre.
Progrès des connaissances
L’effet Glaxo serait sans doute de courte durée si des progrès considérables n’avaient pas été enregistrés depuis quelques années dans les connaissances et dans les traitements à déployer pour aider les fumeurs à réussir leur sevrage.
Il ne faut pas se leurrer : la science médicale est encore loin d’avoir trouvé un traitement qui guérit ne serait-ce que 50 % des fumeurs de leur dépendance; même aujourd’hui, un programme de cessation est considéré extrêmement bien conçu s’il aboutit à un taux d’abstinence de 20 % après un an. (Avec le Zyban, on parle de 23 %.)
Cependant, on a fini par comprendre qu’un taux d’abstinence de « seulement » 20 % n’équivaut absolument pas à un taux d’échec de 80 %. Les tentatives d’arrêt tabagique qui se soldent par des rechutes sont l’occasion pour le fumeur d’apprendre un peu plus sur sa dépendance et sur lui-même, et cet apprentissage est un processus essentiel qui peut durer bien des années.
Pour mieux décrire ce processus, un modèle s’est imposé chez les spécialistes, celui des étapes de changement proposé par le psychologue américain James Prochaska et ses collègues (voir « Les étapes de changement et l’industrie du tabac »). Ce modèle permet en principe de mieux cibler les interventions grand public : on peut, par exemple, tenter de susciter la réflexion chez les fumeurs invétérés (ceux qui sont en pré-réflexion), mais cette clientèle sera peu intéressée à faire une tentative concrète de cessation.
De plus, au fur et à mesure que les chercheurs découvrent les mécanismes neurophysiologiques qui sous-tendent la dépendance (voir « Chimie et dépendance: un champ de recherches riche en débats »), une autre forme de segmentation du « marché » de l’arrêt tabagique s’impose : la segmentation par type de dépendance.
On savait déjà depuis longtemps qu’il existe des différences dans l’importance relative des éléments physiologiques et comportementaux de la dépendance; on commence maintenant à comprendre comment certains fumeurs utilisent la nicotine pour gérer d’autres problèmes (dépression, troubles anxieux, schizophrénie) et quelles en sont les conséquences pour le traitement du tabagisme.
La corrélation entre le tabagisme et les problèmes de santé mentale est effectivement impressionnante : selon le Dr Brian Bexton, conférencier au symposium de la Fondation québécoise du cancer, le pourcentage de fumeurs atteint entre 31 % et 61 % chez les personnes souffrant de dépression, 80 % chez les bipolaires (maniaco-dépressifs), et jusqu’à 92 % chez les schizophrènes. Inversement, 27 % des fumeurs auront un épisode dépressif majeur au cours de leur vie, comparativement à seulement 10 % des non-fumeurs. Confrontés à ces chiffres, certains participants au symposium ont voulu savoir si les fumeurs ne sont pas tous, en fait, des dépressifs qui s’ignorent!
L’usage de la cigarette et les problèmes de santé mentale étant corrélés avec certains stress sociaux – pauvreté, sous-scolarité, chômage, etc. – on serait tenté de n’y voir qu’une association statistique sans grande importance. Cependant, les recherches sur le fonctionnement du cerveau humain indiquent un lien beaucoup plus direct : la nicotine peut, à court terme, rectifier des déséquilibres chimiques dans le cerveau et ainsi soulager la détresse, la dépression et l’anxiété.
Ces nouvelles connaissances ont des conséquences directes pour les stratégies thérapeutiques. Ainsi, on sait que le Zyban agit sur deux types de circuits neurologiques, ceux associés à la dopamine (le plaisir) et ceux associés à la noradrénaline (l’éveil, l’attention). Ce faisant, il imite assez bien l’effet de la nicotine sur les symptômes de dépression. Par contre, le Zyban ne permet pas de soulager les dérèglements dans les niveaux de sérotonine dans le cerveau; or, cette dernière substance paraît jouer un rôle central dans le cas des troubles anxieux.
En s’attaquant aux problèmes sous-jacents et en personnalisant les traitements, on peut évidemment espérer augmenter son taux de réussite dans le traitement de la dépendance tabagique.
Réorientation politique
Les succès et les échecs politiques des dernières années fournissent un autre élément d’explication pour le retour de l’arrêt tabagique comme priorité en santé publique.
Sur la scène législative, on s’attend à une période de répit, tant à Québec qu’à Ottawa, avant qu’un ministre de la Santé ne revienne avec un nouveau grand projet de loi en matière de contrôle du tabac. Certains intervenants ont sans doute l’impression que le gros de la bataille législative pour freiner le tabagisme juvénile est terminé, puisque – à l’exception de la publicité de commandite – les cigarettiers semblent être privés de la plupart de leurs outils de marketing, et que la majorité des mesures qui s’imposent encore pourront être appliquées par voie de réglementation.
Ce qui reste – et c’est beaucoup! – consiste dans la mise en uvre des nouvelles lois, en particulier la généralisation des espaces sans fumée au travail et dans les lieux publics. Parmi les professionnels de la santé, plus habitués à traiter les patients qu’à faire du travail de lobby, on est très conscient qu’il est problématique d’accroître la pression sociale sur les fumeurs si on ne leur offre pas en même temps des ressources pour affronter les difficultés du sevrage.
Finalement, la réorientation actuelle reflète aussi une frustration par rapport au retour de la cigarette parmi les adolescents. Pendant bien des années, on a cru que la solution à long terme au problème du tabagisme viendrait de la prévention : il est effectivement bien plus difficile d’arrêter de fumer que de ne jamais commencer.
Cependant, les effets des mesures préventives tardent à se faire sentir, surtout depuis la baisse des taxes de 1994. La tentation est donc présente de délaisser la prévention chez les jeunes pour se tourner vers les fumeurs adultes. De plus, un facteur psychologique peut jouer : un fumeur adulte qui parvient à écraser définitivement, c’est un individu, souvent plein de gratitude, qu’on vient d’aider concrètement. Un ado qui ne commence jamais parce qu’on a réussi une opération de contre-marketing ne sait probablement même pas qu’on a pensé à lui.
Le danger étant signalé, il est intéressant de noter que la plupart (sinon la totalité) des conférenciers entendus en décembre dernier aux rencontres de la Fondation québécoise du cancer et du comité provincial de santé publique sur le tabac ont évoqué le rôle des cigarettiers dans la promotion et le maintien de la dépendance tabagique.
Le réseau de la santé semble donc rester en état de mobilisation politique tout en cherchant à approfondir la relation thérapeutique entre fumeurs et professionnels.
Francis Thompson