Les torts du tabac en psychiatrie
Janvier-Février 2015 - No 104
Tout le monde connaît désormais les dangers du tabagisme. Malgré cela, il est souvent vu comme un moindre mal chez les patients en psychiatrie, voire comme une fatalité. Cette perception nuirait à la fois à la santé physique et mentale de ces personnes fragilisées.
Il n’y a pas de doute : le tabagisme est en perte de vitesse au Québec. Toutefois, la proportion de fumeurs demeure terriblement élevée chez les personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Cette forte prévalence tabagique est souvent vue comme un moindre mal par les professionnels de la santé. Pour certains d’entre eux, cette dépendance est même une forme d’automédication. Or, cette perception ne serait pas justifiée. En effet, l’usage du tabac n’atténue pas durablement les symptômes psychiatriques. La meilleure preuve est en l’Institut Philippe-Pinel : cela fait presque 10 ans que cet établissement psychiatrique a complètement interdit l’usage du tabac à l’intérieur et à l’extérieur de ses murs. Or, les symptômes des patients qui y séjournent ne se sont pas aggravés, au contraire. À son tour, en mars 2013, le Département de psychiatrie du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Domaine-du-Roy a interdit le tabac. Pourquoi tant d’autres départements de psychiatrie tardent-ils à franchir le pas?
Forte présence du tabagisme
Au Canada, comparativement à l’ensemble de la population, il y a proportionnellement deux fois plus de fumeurs chez les personnes souffrant de détresse psychologique, de dépression, d’anxiété ou d’un trouble de l’humeur, concluent Michael Chaiton et son équipe dans la Revue canadienne de santé publique. Les personnes schizophrènes sont particulièrement concernées : entre 50 % et 80 % d’entre elles sont dépendantes du tabac, estiment différentes études. Même la Loi sur le tabac québécoise a créé une exception pour les patients en psychiatrie : en tant que milieu de vie, les départements de psychiatrie et les centres hospitaliers psychiatriques peuvent offrir des fumoirs et jusqu’à 40 % de chambres fumeurs. Certains croient qu’il est impossible de faire autrement. Pourtant, autant à l’Institut Philippe-Pinel qu’au CSSS Domaine-du-Roy, l’interdiction du tabac n’a pas augmenté le nombre d’incidents violents, d’épisodes psychotiques ou de symptômes dépressifs ou anxieux chez les patients.
Des symptômes aggravés
En fait, le tabac nuit aux personnes atteintes de problèmes psychiatriques et ce, à plusieurs niveaux. « Leur dépendance au tabac explique largement pourquoi elles meurent jusqu’à 25 ans plus tôt que les personnes normales », dit Michael Chaiton, qui a cosigné l’article sur la consommation de tabac chez les Canadiens souffrant d’un problème de santé mentale. Ces décès prématurés sont confirmés par une étude récente de la Fondation des maladies du coeur et de l’AVC. Selon cette étude, les personnes qui prennent des médicaments psychiatriques risquent deux fois plus d’être victimes d’une maladie cardiovasculaire ou d’un accident vasculaire cérébral (AVC). En cause, leurs habitudes de vie, dont le tabagisme, et leurs médicaments. En effet, le tabagisme et les antipsychotiques affectent tous deux négativement le métabolisme et le système cardiovasculaire.
On sait moins que la consommation de tabac affecterait aussi la santé mentale. C’est ce que conclut une méta-analyse de Gemma Taylor et son équipe, publiée en 2014 dans BMJ. Selon cette étude, la cessation tabagique s’accompagne d’une réduction de la dépression, du stress et de l’anxiété et ce, autant chez des populations normales que des personnes traitées pour un problème de santé mentale. Certes, « plusieurs études montrent aussi que la nicotine diminue l’hyperactivité et augmente la concentration, reconnaît le Dr Paul-André Lafleur, psychiatre et ancien directeur général de l’Institut Philippe-Pinel. Mais cet effet est très court : il dure à peu près le temps d’une cigarette! » En réalité, le tabac apaiserait avant tout les fumeurs parce qu’il calme le « besoin » de nicotine qu’il a lui-même créé! Bref, l’idée que le tabac est un médicament ne serait qu’un mythe. « Et quand bien même il calmerait les patients, il y a des façons plus saines d’arriver au même résultat », dit Marika Bordes, directrice, Famille, enfance, jeunesse, santé mentale et dépendance du CSSS Domaine-du-Roy. Il y a déjà presque un an que le département de psychiatrie de ce CSSS situé au Saguenay-Lac-Saint-Jean a interdit le tabac.
Il y a proportionnellement deux fois plus de fumeurs chez les Canadiens souffrant de détresse psychologique, de dépression, d’anxiété ou d’un trouble de l’humeur que dans le reste de la population.
La cessation : une possibilité
En somme, il y a peu de raisons de maintenir la possibilité de fumer dans les départements de psychiatrie, que ce soit dans un fumoir, dans une chambre fumeurs ou sur le terrain du centre hospitalier. Face aux gains physiques, mentaux et financiers des patients qui cessent de fumer, argumenter que le tabac est le « seul plaisir » est un peu faible. « Tout cela demeure vrai même si, malheureusement, la plupart des patients recommencent à fumer lorsqu’ils quittent l’hôpital », rapporte le Dr Lafleur. Après tout, chaque cigarette qui n’est pas fumée est un gain.
Les lignes directrices destinées aux professionnels de la santé publiées par CAN-ADAPTT recommandent aux professionnels de la santé d’offrir du counseling et un traitement pharmacologique aux fumeurs avec des troubles de santé mentale ou d’autres toxicomanies. Une revue de littérature récente semble confirmer que les méthodes de cessation habituelles ne désorganisent pas les patients psychotiques et n’exacerbent pas leurs symptômes. « Sur les neuf études que j’ai retenues pour leur grande qualité méthodologique, je n’ai vu aucune différence entre les patients qui continuaient à fumer et ceux qui ont été soutenus dans leur arrêt tabagique par une thérapie de remplacement de la nicotine, un médicament ou une aide psychologique », explique le Dr René Wittmer, médecin résident au CLSC des Faubourgs, à Montréal. Certes, la dépendance au tabac n’est jamais facile à traiter. Mais, au vu de ses nombreux méfaits, il est temps que les professionnels de la santé abordent cette question avec leurs patients, même s’ils souffrent de problèmes psychiatriques. « Il importe toutefois d’assurer un bon suivi puisque l’usage du tabac modifie le métabolisme de certains médicaments », précise le Dr Lafleur.
« Comme établissement de santé, c’est normal que nous favorisions les saines habitudes de vie », dit Marika Bordes. L’établissement y gagne aussi. « Interdire le tabac a facilité l’organisation du travail, puisque nos employés n’ont plus à gérer les demandes de cigarettes des patients tandis que fermer les fumoirs a amélioré la qualité de l’air sur l’étage et nous a permis de gagner de l’espace. » Et des patients plus en santé.
La main de l’industrie
S’il y a autant de tabagisme en psychiatrie, c’est un peu la faute des cigarettiers. En effet, « ils fournissaient autrefois gratuitement des cigarettes aux hôpitaux psychiatriques, se rappelle le Dr Paul André Lafleur. Sûrement par compassion! », ironise-t-il. Une étude sur les documents internes de l’industrie publiée par Judith Prochaska dans Schizophrenia Bulletin, en 2008, montre que l’industrie a aussi financé plusieurs études démontrant les « bienfaits » du tabac chez les personnes schizophrènes. D’autres recherches de l’industrie concluaient que ces patients mouraient moins du cancer du poumon que les personnes non schizophrènes. Ces travaux ont toutefois été fortement remis en cause, écrit Mme Prochaska. Des scientifiques ont découvert que les schizophrènes meurent davantage d’autres causes, ce qui réduit artificiellement la proportion de décès dus au cancer.
Anick Perreault-Labelle