Interdit de ne pas fumer!
Mars 1998 - No 16
Je suis personnellement un gourmand gourmet qui apprécie la bonne chère. Une forte proportion de mon budget a toujours été allouée à la restauration hors de mon domicile.
J’ai habité l’Outaouais et la région de Montréal, espaces urbains qui respectaient assez bien les non-fumeurs, dans les restaurants en particulier. Depuis que j’habite la région de Québec, je ne vais pratiquement plus au restaurant (c’est le même phénomène, sauf nécessité, lorsque je vais en province, incluant les grandes villes régionales : Sherbrooke, Trois-Rivières, Chicoutimi…).
Pourquoi? Parce que le respect des non-fumeurs n’existe pas, ou si peu, hors des deux régions identifiées à l’instant. Québec est une authentique ville gastronomique de réputation internationale. Et il me tarde d’en profiter : j’y demeure depuis huit ans.
Or si l’on ne veut pas être embarrassé par la fumée, à peu de chose près, il faut se contenter de McDonald’s ou de quelque autre chaîne à consommation rapide. J’admets que Pacini n’est pas épouvantable, mais tout de même…
J’aimerais bien aller voir certains spectacles aussi, au Bar Auteuil, Chez son Père, au Capitol ou ailleurs. Mais j’ai la gorge en feu au bout de 15 minutes, et je dois tout ficher dans la laveuse – moi inclus – de retour à la maison, parce que j’empeste la fumée des chaussettes aux cheveux… Et je ne parle même pas de l’essentiel : mes poumons – l’organe premier, fondamental, de la vie, avant même le coeur qui propulse le sang ou l’estomac qui assimile les aliments.
Je suis du nombre des quasi 70 % de Québécois qui ne fument pas. Je n’ai jamais compris – sur un plan strictement affaires – comment il se fait que les restaurateurs n’en ont pourtant que pour la minorité restante. Ils observent leur clientèle, ils constatent qu’elle est passablement fumeuse et concluent par un : « Donc…! ». Argument fumeux : ils n’ont jamais saisi que leurs établissements sont bourrés de non-fumeurs absents! Comme moi.
C’est phénoménal, messieurs et mesdames les tenancier-ères, les sommes que vous m’avez fait économiser depuis que j’habite les environs de Québec… Vous m’avez littéralement forcé, à mon corps défendant, à cuisiner mes repas. Aujourd’hui, c’est devenu une habitude de me sustenter chez moi. Et ma bibliothèque est beaucoup mieux garnie. Car, voyez-vous, votre manque d’hospitalité m’a jeté dans les bras de ma libraire. C’est là dorénavant que vont mes économies de restaurant…
On fait grand cas des droits des fumeurs. L’invraisemblable, c’est que les non-fumeurs, eux, n’ont jamais eu de véritables droits. Un seul fumeur dans un endroit clos fait la loi aux sept, vingt ou trente personnes qui l’entourent – dans une épicerie, par exemple, ou dans l’immense majorité des centres d’achat, étouffants, du Québec.
À qui j’impose mes préférences, moi, lorsque je ne fume pas??? On a détourné de fort malveillante façon la dimension juridique et « chartiste » en cette affaire. Les non-fumeurs se fichent complètement des fumeurs (au sens où ce n’est nullement une préoccupation), même si une partie des impôts des premiers va au traitement des emphysèmes et des cancers des seconds. Le bât blesse lorsqu’on leur demande – à nous, à moi – de fumer avec eux comme… sur le plateau parisien du Cercle de Minuit.
Les restaurateurs sont affectés d’une myopie extraordinaire. Ils boudent les deux tiers de la population pour préserver leur petit 30 %! Or plutôt que de craindre des pertes de revenus consécutives au projet du ministre Rochon, ils devraient donc songer à ce qu’ils perdent d’ores et déjà, depuis longtemps, par leur propre incurie.
Par ailleurs, croyez-vous sérieusement un instant que les fumeurs vont désormais se terrer dans leurs quartiers, et demeurer enfermés entre les quatre murs de leurs appartements? N’ayez crainte : leurs propres enfants ne manqueront pas, aussi, de faire respecter leur droit inaliénable à des poumons bien roses. Et ils s’engouffreront de nouveau dans les établissements de consommation.
Par conséquent, avec un tantinet de réflexion, messieurs dames les restaurateurs, vous comprendrez certes qu’il est temps, désormais, de retirer l’affiche-fantôme que vous disposez systématiquement à la vue – au nez surtout – de chaque client qui entre en vos établissements : « ICI IL EST INTERDIT DE NE PAS FUMER. »
Jean-Luc Gouin, docteur en philosophie, auteur et un des nombreux non-fumeurs québécois à réclamer une nouvelle loi québécoise sur le tabac.