Gastronomie et fumée : un choix personnel…

Si la plupart des chefs cuisiniers reconnaissent que l’usage du tabac altère le goût, leur position est plutôt partagée lorsque vient le temps d’aborder la question de chasser la fumée des restaurants. Alors que certains soutiennent qu’il appartient au restaurateur de permettre ou non de fumer dans son établissement, d’autres voient dans les lieux exempts de fumée une excellente opportunité d’affaires.
Vivre et laisser vivre

Chef cuisinière au Café du Nouveau monde, situé à Montréal, Arline Gélinas oeuvre dans le domaine de la restauration depuis plus de 20 ans. Plutôt tolérante à l’égard des fumeurs, elle ne s’empêche pas de fréquenter des endroits où les gens fument, en autant que ceux-ci « fassent preuve de civisme ». Si elle est parfois incommodée par la fumée ambiante, elle demandera à être changée de place, laissant aux fumeurs la liberté d’en griller une où ils veulent.

Malgré son « indulgence », Mme Gélinas apprécie que les fumeurs soient minoritaires au sein de la société et estime qu’il est important que le gouvernement informe les gens des dangers du tabagisme. « Avant, c’était épouvantable, plusieurs personnes fumaient dans les cuisines, raconte-t-elle. De nos jours, ce serait inadmissible d’imaginer pareille situation, la cigarette est bannie des cuisines. »

Bien qu’elle concède qu’il soit plus agréable de se retrouver dans des lieux sans fumée, Mme Gélinas juge qu’avant d’interdire la cigarette dans les restaurants, la Loi [sur le tabac] devrait être révisée. « À l’heure actuelle, je trouve beaucoup plus inacceptable les attroupements de fumeurs qui forment un rideau de fumée à l’entrée des centres hospitaliers, remarque-t-elle, et pourtant, c’est tout à fait légal. »

Aux clients de choisir

De son côté, le chef et propriétaire du restaurant montréalais Les Infidèles, Patrick Garneau, travaille depuis quelques années déjà dans des environnements exempts de fumée. Même si son établissement proscrit l’usage du tabac, M. Garneau n’est pas un militant antitabac pour autant.

« Je ne suis pas tellement favorable à l’implantation d’une loi qui interdirait de fumer dans tous les restaurants, lance-t-il d’entrée de jeu. Selon moi, la décision de permettre ou non la cigarette à l’intérieur revient aux propriétaires… Ensuite il appartient aux clients de choisir s’ils fréquenteront des restaurants enfumés ou non. » Toutefois, M. Garneau ne cache pas que plusieurs personnes viennent justement dans son restaurant parce qu’il est interdit d’y fumer. Ses associés et lui exploitent d’ailleurs ce filon dans d’autres établissements.

« Je trouve cela absurde que dans les restaurants où il est permis de fumer, des groupes majoritairement composés de non-fumeurs prennent place dans une section enfumée pour satisfaire les quelques personnes qui fument », souligne-t-il, en ajoutant que ses clients comprennent qu’il faille sortir pour fumer.

Les restaurants… dans une classe à part

Fumeur « occasionnel », le chef cuisinier du restaurant montréalais Le Paris, Frédéric Paguet, n’est pas indisposé par la fumée. Toutefois, il approuve les interdictions qui régissent certains endroits publics, comme les centres commerciaux. Or, les restaurants ne devraient pas être assujettis par ce genre de règlements, explique-t-il, car les gens ne sont pas obligés de fréquenter ces établissements de « plaisirs et de loisirs ».

Conscient qu’il est, tout de même, important de séparer fumeurs et non-fumeurs afin que ces derniers ne soient pas incommodés par la fumée, M. Paguet ne voit pas d’un bon œil l’implantation de salons vitrés et ventilés qu’il qualifie de « parc à bestiaux pour fumeurs ». « Ce n’est pas en isolant les gens qui fument, comme on le ferait avec des animaux de zoo, qu’on va régler le problème », a-t-il assuré à Info-tabac.

Si l’on se fie aux témoignages de ces chefs, le gouvernement devra mettre en branle une convaincante campagne de sensibilisation s’il souhaite devancer l’interdiction de fumer dans les restaurants, laquelle est prévue pour 2009.

Les fumeurs goûtent moins bien

Intimement liés, le goût et l’odorat se complètent l’un et l’autre afin de nous fournir une dégustation plus complète. Alors que le nez hume les parfums qui se dégagent des mets finement apprêtés, les papilles gustatives permettent de discerner les saveurs. L’être humain a sur la langue plus de 9 000 papilles gustatives qui renferment jusqu’à 500 000 « bourgeons du goût ». Malgré ces milliers de capteurs, la langue ne distingue que quatre saveurs soit : le salé, le sucré, l’amer et l’acide.

Même s’ils n’en sont pas toujours conscients, les fumeurs sont privés d’une partie de leurs capacités gustatives. Dentiste spécialiste à la Direction de la santé publique de Montréal, le Dr Daniel Picard s’est penché, à la demande d’Info-tabac, sur la question de l’influence du tabagisme sur le goût.

Des études qui ont comparé les capacités gustatives des fumeurs à celles des non fumeurs concluent que les fumeurs ont un seuil de détection des saveurs plus élevé. Autrement dit, il leur faut beaucoup plus de saveur pour être capables de goûter. C’est pourquoi il n’est pas rare de voir des fumeurs saler ou sucrer davantage leurs aliments. De plus, des enquêtes épidémiologiques – portant sur la santé de la langue – ont démontré que le tabagisme représente une cause importante de lésions à la langue (la plupart étant de nature inflammatoire). Si le déficit gustatif des fumeurs est suffisamment documenté, l’explication précise de ce phénomène demeure encore vague. Néanmoins cinq mécanismes peuvent y contribuer :

1. Des réactions inflammatoires provoquées par la fumée de cigarette

Les produits toxiques, issus de la combustion des cigarettes, favorisent l’apparition de réactions inflammatoires au niveau des organes gustatifs et olfactifs. La muqueuse du nez peut rougir et gonfler légèrement, la coloration de la langue s’altérera peut-être et les papilles filiformes peuvent enfler. La présence d’une inflammation à la langue contribue évidemment à diminuer sa capacité gustative. « C’est un peu comme une personne congestionnée a cause de la grippe qui goûtera moins bien en raison d’une inflammation des muqueuses du nez », indique le Dr Picard.

2. L’assèchement de la bouche

L’assèchement buccal, dont se plaignent parfois les fumeurs, peut, lui aussi, avoir un rôle à jouer dans la diminution des capacités gustatives. « Le fait d’avoir moins de salive en bouche fait en sorte que les aliments sont moins bien dissous et donc moins bien goûtés », explique le dentiste. Un des rôles importants de la salive est justement de dissoudre les aliments afin de permettre aux papilles gustatives de les apprécier davantage. En plus de nettoyer les papilles pour une prochaine expérience gustative. »

3. La saveur prononcée du tabac

En raison de son goût très prononcé, le tabac peut masquer la saveur des aliments. « On peut penser que plus l’odeur dégagée par la combustion du tabac est forte, et plus le goût sera altéré, poursuit-il. Ce phénomène est d’ailleurs bien connu des connaisseurs de vins qui déconseillent l’usage du tabac lors de dégustations. »

4. Le goût du tabac se prolonge

« Le goût du tabac n’est pas seulement relevé, il demeure longtemps en bouche, affirme le Dr Picard. D’une part parce qu’il laisse des résidus sur la langue et les muqueuses, et, d’autre part, parce que plusieurs produits résultant de la consommation de cigarettes se retrouvent dans la salive et peuvent possiblement goûter. »

5. Les maladies associées au tabagisme

« Il ne faut pas oublier que le tabagisme peut entraîner plusieurs maladies susceptibles d’influencer négativement les capacités gustatives, que ce soit dans le cadre d’un traitement – car certains médicaments peuvent assécher la bouche – ou comme conséquence d’une maladie, par exemple un cancer qui détruirait la langue », conclut notre spécialiste.

Heureusement pour les fumeurs, les dommages à la bouche causés par le tabac ne sont pas permanents. Il faut environ 48 heures d’abstinence tabagique pour recouvrer une bonne partie de ses capacités gustatives et les papilles prennent à peu près 10 jours pour se renouveler.

Josée Hamelin