Faut-il rendre obligatoire le soutien systématique à la cessation? *

* Toutes les citations du texte sont traduites.

Professionnel de la santé avec stéthoscope et logo antitabac

La Conférence d’Ottawa a rappelé combien il est important d’instituer un soutien systématique à la cessation tabagique dans un milieu hospitalier, et combien il est difficile à réaliser. Heureusement, il existe des solutions pour faciliter la mise en place de cette pratique.

La 13e édition de la Conférence d’Ottawa a rassemblé environ 350 personnes devant leurs écrans pendant deux jours et demi, à la fin janvier 2021. Les conférenciers ont présenté leurs expériences en cessation tabagique ainsi que les modalités du Modèle d’Ottawa pour l’abandon du tabac (MOAT). (Voir encadré « Le Modèle d’Ottawa pour l’abandon du tabac ».) Plusieurs participants ont décrit dans le détail comment ils ont tenté de systématiser le soutien à la cessation tabagique dans leur établissement. Or, malgré leur détermination et celles de leurs collègues, leurs récits ont illustré les nombreux défis et contretemps auxquels ils se sont butés. Ces difficultés généralisées appellent des solutions plus durables, comme rendre le soutien à la cessation tabagique obligatoire par la voie d’une loi provinciale ou la certification des centres hospitaliers.

Rappelons qu’au Québec, la systématisation du soutien à l’arrêt tabagique peine encore à s’imposer, même si elle prend peu à peu forme grâce à l’adoption de politiques d’environnements sans fumée dans les établissements de santé.

Le tabac, au cœur des activités des établissements de santé

Historiquement, les établissements de santé ont rarement abordé de front la question du tabagisme. À première vue, ce fait peut sembler incongru. « Le tabac fait partie des activités de base (core business) de ces établissements puisqu’il se répercute sur tous leurs programmes et services en étant une cause majeure d’hospitalisation et de réhospitalisation, de morbidité et de mort », affirme Dr John Granton, pneumologue à l’University Health Network (UHN), à Toronto. C’est pourquoi même les services d’urgence devraient contribuer au traitement de la dépendance au tabac des patients, estime pour sa part le Dr Atul Kapur, professeur adjoint au département de Médecine d’urgence de l’Université d’Ottawa. « Les temps d’attente sont souvent longs, à l’urgence, et les patients qui fument peuvent éprouver des symptômes liés au sevrage, comme l’irritabilité », dit-il. Mettre des brochures sur les services J’ARRÊTE à leur disposition est utile, mais insuffisant, ajoute-t-il. Leur proposer des thérapies de remplacement de la nicotine et intervenir brièvement auprès d’eux contribuerait à calmer leur envie de fumer. En outre, cela hausserait la probabilité qu’ils recourent à ces médicaments par la suite, qu’ils cessent de fumer, qu’ils améliorent leur santé… et qu’ils finissent par venir moins souvent à l’hôpital.

« Plusieurs établissements de santé ont de la difficulté à intégrer le soutien à la cessation parce que cela demande de coordonner plusieurs départements et points de service. Ce travail est facilité lorsque c’est un règlement ou une loi les oblige à le faire »

– Dr Robert Reid,
chef adjoint de la Division de prévention et de réadaptation,
Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa

L’obligation de se coordonner

Malheureusement, les réseaux de santé québécois et canadiens sont encore loin de cet idéal – même si le MOAT est bien instauré à certains endroits, comme dans le Réseau de santé Horizon, au Nouveau-Brunswick. « Plusieurs établissements ont de la difficulté à intégrer le soutien à la cessation, car ils devraient coordonner plusieurs départements et points de service », fait observer lors d’une entrevue le Dr Robert Reid, chef adjoint de la Division de prévention et de réadaptation à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa. Pensons aux Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux, par exemple. Si la haute direction souhaite systématiser le soutien à l’arrêt tabagique, elle doit obtenir la collaboration des équipes de soin, des points de service, des différents syndicats, etc. « Leur travail serait facilité si un règlement ou une loi les obligeait à mettre en place ce service », affirme le Dr Reid.

Un échec, c’est une première tentative d’apprentissage

Cette préférence du Dr Reid pour une approche qui cascade du haut en bas (top down) est corroborée par le récit du Dr John Granton, qui a tenté d’instaurer le MOAT à l’University Health Network. Cet immense établissement torontois comprend notamment quatre hôpitaux, neuf centres de formation, cinq centres de recherche, quelque 14 000 employés et… un seul coordonnateur en cessation tabagique!

Le Dr Granton a présenté son expérience comme « celle d’un échec ». « Mais un échec n’est rien d’autre qu’une première tentative d’apprentissage », a-t-il immédiatement précisé. Il est vrai que l’UHN partait de loin. Même le Dr Granton évitait de parler de tabagisme à ses patients, alors qu’il est pneumologue! « J’étais intimidé, j’imaginais que soulever cette question auprès de mes patients fumeurs serait difficile et compliqué », avoue-t-il. Une collègue a finalement eu raison de sa timidité (et de celle de plusieurs de ses collaborateurs) en leur proposant d’aborder la question du tabagisme en deux temps. D’abord, parler avec leurs patients des symptômes de sevrage qu’ils ressentiront pendant leur hospitalisation et des actions qui seront posées pour les aider, et ne soulever la question de la cessation tabagique que par la suite. « Le personnel médical sait comment gérer un sevrage, c’est pourquoi cette approche en deux temps diminue ses appréhensions et le met en confiance », précise le Dr Granton.

Dr. John Granton Dr Atui Kapur Dr Robert Reid

La Loi de 2017 favorisant un Ontario sans fumée

C’est en 2017 que le Dr Granton a commencé son travail visant à systématiser le soutien à la cessation, avec un appui financier de l’UHN et de l’Agence de la santé publique du Canada. L’Ontario venait alors tout juste d’adopter la Loi de 2017 favorisant un Ontario sans fumée, qui interdit l’usage du tabac sur les terrains extérieurs de tous les hôpitaux et les instituts psychiatriques de la province. Mentionnons que le Québec oblige plutôt l’ensemble de ses établissements de santé à adopter une politique d’environnement sans fumée qui peut interdire ou non le tabagisme sur les terrains de l’établissement, et inclure ou non un soutien systématique à la cessation. En Ontario, la Loi « a été un motivateur puissant pour susciter l’intérêt des professionnels de la santé envers le soutien à l’arrêt tabagique », explique le Dr Granton.

Le pneumologue a instauré le soutien systématique à l’UHN en commençant notamment par dresser un inventaire des pratiques des différents départements. « Il a servi à cerner les bonnes pratiques et à les disséminer en vue de susciter des collaborations et une harmonisation entre les départements », dit-il. Il a aussi démontré à la haute direction, calculs en main, que le soutien systématique à la cessation générerait des économies annuelles de plus d’un demi-million de dollars – même en tenant compte de ses coûts de mise en œuvre. Enfin, il a mesuré à quel point l’adoption du Modèle d’Ottawa a changé les attitudes et pratiques des professionnels de la santé du département de chirurgie. « Avant la mise en place du MOAT, à peine 21 % d’entre eux se sentaient à l’aise d’aborder la question du tabagisme avec leurs patients; après le MOAT, cette proportion a grimpé à 75 % », se félicite le pneumologue.

Des résultats probants, un programme annulé

Malgré ces bons résultats, l’UHN a mis fin au MOAT en 2019, allant jusqu’à fermer le poste de coordonnateur en cessation tabagique. « Nous avions peut-être mal mesuré l’ampleur du défi à relever », reconnaît le Dr Granton. En somme, puisque la vision qu’avait la haute direction du soutien à la cessation tabagique n’a pas profondément changé, le départ d’un directeur et de quelques importants alliés a suffi à mettre un terme soudain au projet.

Après une période de grande remise en question, le Dr Granton s’apprête à reprendre le dossier. Toutefois, plutôt que d’adopter une approche ascendante, qui part du terrain pour monter jusqu’au sommet hiérarchique, il compte s’adresser au sommet en vue de changer le terrain. Concrètement, il présentera une requête aux organismes d’accréditation des établissements de santé, comme Agrément Canada, afin qu’ils octroient des permis seulement aux établissements de santé ayant mis en place un programme systématique de soutien à la cessation. « Plusieurs associations professionnelles me soutiennent, y compris la Société canadienne du cancer, la Société canadienne de thoracologie, l’Association pulmonaire du Canada et la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC du Canada », dit Dr Granton.

Il est aussi possible, comme le suggère le Dr Reid, de faire pression sur les gouvernements pour que les lois et règlements sur le tabac obligent les établissements de santé à offrir systématiquement du soutien à la cessation aux patients fumeurs Cela améliorerait la santé et la qualité de vie des patients, tout en désengorgeant les hôpitaux.

Le Modèle d’Ottawa pour l’abandon du tabac

Le Modèle d’Ottawa pour l’abandon du tabac (MOAT) a été lancé au début des années 1990 à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa. À ce jour, quelque 500 000 patients ont été traités conformément à ce modèle dans les hôpitaux, les cliniques ambulatoires, les cliniques de santé mentale ou les programmes communautaires.

« L’objectif du MOAT est de transformer les politiques et les procédures d’un établissement de santé afin de modifier le comportement de son personnel médical et, ultimement, d’influer sur les soins courants donnés aux patients, sur leur usage du tabac et sur leur état de santé », dit Lori Scholtz, spécialiste de l’implantation du MOAT à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa.

Pour atteindre cet objectif, le MOAT ou des modèles équivalents sont certainement utiles. « Habituellement, les professionnels de la santé sont à l’aise pour demander à leurs patients s’ils fument et pour leur conseiller d’arrêter, mais ils sont moins habiles à leur prescrire des médicaments antitabac ou à assurer un suivi auprès d’eux », dit Sarah Buckner, qui travaille avec Lori Scholtz. Or, un soutien complet à la cessation tabagique comprend cinq éléments : identifier les fumeurs, documenter leur statut tabagique, leur offrir une pharmacothérapie ainsi que des conseils stratégiques, puis effectuer un suivi à long terme auprès d’eux.

Bien déployé, ce type de soutien entraîne des résultats probants. Selon une étude menée en 2017 auprès d’environ 1300 patients, ceux qui avaient bénéficié d’une intervention basée sur le MOAT réduisaient de 6 % leur risque absolu de réadmission à l’urgence après 30 jours, comparativement au groupe contrôle. Après un an, ce risque diminuait de 11 %. Un gain certes modeste, mais certainement appréciable dans un réseau de santé à bout de souffle.

Le soutien à la cessation en temps de COVID-19

Quelques exposés présentés lors de la Conférence d’Ottawa ont abordé l’impact de la COVID-19 sur le soutien à la cessation et le virage vers des soins virtuels. Les services virtuels présentent des avantages et des inconvénients. S’ils augmentent la portée des programmes et facilitent le contact avec certains patients moins mobiles ou habitant des régions éloignées, ils sont aussi moins accessibles aux fumeurs ayant un accès limité à Internet ou une faible littératie numérique. Quoi qu’il en soit, un consensus a semblé se dégager selon lequel les programmes hybrides sont appelés à prendre de l’ampleur, puisque les services à distance se révèlent généralement aussi efficaces que ceux qui sont donnés en personne.

Anick Labelle