Faut-il ouvrir le marché de la nicotine à la concurrence de l’industrie pharmaceutique?

Le mieux est-il l’ennemi du bien en matière de lutte au tabagisme? C’est ce que laisse entendre un important article paru dans le Journal of the American Medical Association (en date du 1er octobre), qui propose aux organismes de santé de repenser leur attitude envers la nicotine.

Qu’on le veuille ou non, le développement de nouveaux dispositifs d’administration de cette drogue – inhalateurs, « cigarettes » sans fumée, etc. – mènera tôt ou tard à une restructuration du marché de la nicotine, écrivent les trois auteurs, dont Me David Sweanor de l’Association pour les droits des non-fumeurs.

« Bien qu’elle ne soit pas sans risques, la nicotine n’est pas en soi la cause directe de l’énorme fardeau des maladies attribuables au tabac, constatent les auteurs. Ce sont plutôt les produits du tabac eux-mêmes (et les produits de leur combustion), c’est-à-dire les véhicules pour administrer la nicotine, qui sont sales et dangereux. »

« Il semble donc beaucoup plus important d’éviter l’usage du tabac que de se libérer de la dépendance à la nicotine », concluent-ils.

En clair, il faudrait peut-être accepter qu’une grande partie des fumeurs actuels restent accrochés pendant de nombreuses années encore et leur fournir un succédané du tabac qui puisse assouvir leur dépendance. Dans cette optique, les dispositifs de rechange d’administration de la nicotine (DRAN) ne seraient plus des aides à la cessation, comme c’est le cas actuellement des timbres transdermiques, mais plutôt une manière de limiter les dégâts – ce qu’on appelle dans le traitement des toxicomanies la « réduction des méfaits ».

En entrevue, Me Sweanor fait l’analogie avec les programmes d’échange de seringues pour les héroïnomanes. « On offre des seringues propres aux drogués, dit-il. Pourquoi pas de la nicotine propre aux fumeurs? »

La nicotine est actuellement disponible à tous les coins de rue, 24 heures par jour, en doses pratiques – mais sous la forme la plus nuisible qu’on puisse imaginer, c’est-à-dire les cigarettes de tabac. Les produits de remplacement actuellement autorisés, dont les timbres et les gommes, ne se vendent qu’en pharmacie, souvent sur ordonnance, et ne contiennent pas assez de nicotine pour satisfaire le « nicotinomane ».

Poursuivant sa comparaison avec les programmes d’échange de seringues, Me Sweanor déplore le fait qu’on crée autant d’obstacles juridiques, administratifs et pratiques pour les fumeurs qui veulent abandonner la cigarette sans pouvoir se passer de nicotine. « C’est comme si on disait aux toxicomanes dans les rues de Montréal, oui, on est prêt à vous fournir des seringues propres. Mais pour les avoir, il va falloir… que vous acceptiez de recevoir les seringues propres par la poste, même si vous êtes sans domicile fixe. »

Tant du côté de l’industrie pharmaceutique que dans les laboratoires des cigarettiers, on a développé une nouvelle génération de DRAN. Ces nouveaux dispositifs utilisent différentes méthodes – l’inhalation d’aérosols, l’injection nasale, l’absorption buccale – pour reproduire les effets pharmacologiques des cigarettes traditionnelles. On pourra probablement bientôt reproduire les doses de nicotine et, surtout, les pics dans les taux de nicotine sanguine qui rendent la dépendance à la cigarette si tenace.

Mais comme le constatent Me Sweanor et ses collègues, le régime réglementaire actuel favorise grandement les produits du tabac vis-à-vis des DRAN. Le tabac n’est pas soumis à la même réglementation que les produits dits pharmaceutiques; on peut donc modifier les cigarettes à volonté, alors qu’une compagnie pharmaceutique doit patienter pendant bien des années, et financer des tests souvent très coûteux, ne serait-ce que pour ajouter une saveur de menthe à une marque de gomme de nicotine déjà existante.

Les dangers des DRAN

Si on mettait les DRAN sur un pied d’égalité avec les cigarettes traditionnelles, on créerait une dynamique de concurrence entre l’industrie pharmaceutique et les cigarettiers qui pourrait obliger ceux-ci à créer des produits moins nocifs (ou réputés moins nocifs) que les cigarettes actuelles, prétendent Me Sweanor et ses collègues. Ils notent tout de suite que si le passé est garant de l’avenir, il ne faudrait pas s’en réjouir trop vite. « Les générations précédentes de produits prétendument « moins dangereux » (cigarettes à filtres, cigarettes légères) ont peut-être accru les méfaits de la cigarette en encourageant les consommateurs à continuer de fumer au lieu de cesser. »

De plus, les DRAN pourraient diminuer les effets positifs des interdictions de fumer en milieu de travail. Ces interdictions, conçues pour protéger les non-fumeurs, amènent une minorité de fumeurs à réduire leur consommation de cigarettes pour ensuite cesser de fumer complètement. Si les DRAN étaient plus faciles d’accès qu’actuellement, les fumeurs pourraient s’en servir pendant les heures de travail pour avoir leur dose de nicotine habituelle et donc ne jamais apprendre à se discipliner.

Les trois spécialistes s’interrogent aussi sur l’abus qu’on pourrait faire d’un DRAN qui donne le même effet pharmacologique que la cigarette. On peut actuellement supposer que bien des adolescents résistent à la nicotine parce qu’ils trouvent la fumée de cigarette franchement répugnante. Et si la nicotine était disponible sous forme propre?

Le risque d’abus des DRAN par les adolescents en quête de sensations fortes n’a pas empêché un groupe de spécialistes en santé publique, réunis à Genève du 22 au 24 septembre à l’invitation de l’Organisation mondiale de la santé, de se rallier en grande partie au point de vue de Sweanor et de ses collègues.

« L’utilisation à long terme de produits pharmaceutiques d’administration de la nicotine devrait être permise », ont-ils écrit dans leurs recommandations finales, tout en réaffirmant que le but ultime de la lutte au tabagisme doit être la cessation complète.

Un débat qui reste à faire

Pour sa part, le Dr Marcel Boulanger, spécialiste en cessation et président du Conseil québécois sur le tabac et la santé, émet des réserves sur l’aspect éthique d’une éventuelle généralisation des DRAN.

« La société va devoir réfléchir, affirme-t-il. Est-ce qu’il est licite de voir deux grandes industries se partager le marché de la pharmacodépendance? » Il fait remarquer que la distribution de seringues propres aux toxicomanes, pour reprendre l’exemple de Me Sweanor, est toujours présentée comme une mesure transitoire en attendant la désintoxication.

Le Dr Boulanger rappelle aussi que les organismes de santé ont déjà fait d’énormes progrès dans leur lutte au tabagisme en s’en tenant à un message simple et clair. Depuis plus de 30 ans, on répète à la population que le tabac est mauvais pour la santé et que le tabagisme comprend un élément de pharmacodépendance; entre 1960 et 1993, le tabagisme masculin au pays a chuté de plus de 50 %.

Dans ce contexte, est-il utile de s’embarquer dans un débat au sujet du rôle des DRAN et risquer de créer des divisions entre les spécialistes en santé publique?

Me Sweanor et ses collègues répondent clairement par l’affirmative : les développements techniques nous y obligeront de toute façon. Les organismes de santé feraient mieux d’en débattre tout de suite pour pouvoir faire des recommandations cohérentes au législateur, disent-ils; sinon, les cigarettiers ou l’industrie pharmaceutique provoqueront une crise d’ici quelques années en proposant les changements législatifs qui leur conviennent.

Et Me Sweanor fait lui aussi appel aux considérations éthiques. En ce moment, dit-il, nous sommes très durs envers les fumeurs. « Nous leur disons, la seule façon pour vous d’avoir accès à cette drogue à long terme, c’est par le tabac. Et si vous fumez, vous avez 50 % de risques d’en mourir. Vous avez donc le choix : arrêtez ou mourrez! » C’est un choix qui laisse bien des fumeurs accrochés perplexes.

Pour de plus amples renseignements, lisez Kenneth E. Warner et al., « The Emerging Market for Long-term Nicotine Maintenance », Journal of the American Medical Association, 1er octobre 1997, vol. 278, no. 13, pp. 1087-1092.

Francis Thompson