Fausse controverse autour d’une récente étude de l’OMS sur la fumée secondaire

Les lecteurs de La Presse sont-ils plus vulnérables aux effets de la fumée secondaire que ceux du Journal de Québec? C’est la conclusion qui s’imposait à première vue à la lecture de leurs numéros respectifs du 10 mars.

Le quotidien montréalais, reprenant une dépêche de l’Agence France-Presse, confirmait dans un titre d’article en page A14 ce que les experts savent depuis longtemps : l’exposition à la fumée de tabac dans l’environnement (FTE) constitue « un risque non négligeable de cancer du poumon ».

Du côté du tabloïde québécois, où l’on s’est fié plutôt à l’Associated Press, on affirmait par contre que la FTE est carrément « sans danger » et on citait des sources en apparence impeccables : « N’en déplaise aux associations de lutte contre le tabagisme, il n’y aurait pas de lien entre l’exposition à la fumée de tabac dans l’air ambiant et le risque de cancer du poumon des non-fumeurs. Tels sont les résultats d’une étude menée par le très réputé Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) et publiés dans son rapport biennal 1996-97. »

Ce n’est certainement pas la première fois que nos médias rapportent des conclusions contradictoires sur une question scientifique. Dans ce cas-ci, il y avait tout de même un élément inusité, voire inouï : les deux dépêches étaient censées rendre compte de la même étude!

C’est le journal londonien Sunday Telegraph qui a lancé la controverse dans son numéro du 8 mars, avec un article accusant l’Organisation mondiale de la santé de vouloir cacher les résultats d’une étude qu’elle aurait commanditée et qui montrerait que le tabagisme passif ne cause pas le cancer du poumon. (Le CIRC, basé à Lyon, est une agence soeur de l’OMS.)

« Les résultats (de l’étude) seront sans doute gênants pour l’OMS, qui depuis des années dépense des montants très importants sur des campagnes antitabac, affirmait le Telegraph. L’étude est l’une des plus importantes jamais réalisées sur le lien entre le tabagisme passif – ou la fumée de tabac dans l’environnement (FTE) – et le cancer du poumon, et les experts médicaux et les groupes militants attendaient ces résultats avec grande impatience. Pourtant, les scientifiques ont découvert qu’il n’y a aucune preuve statistique que le tabagisme passif provoque le cancer du poumon… Les résultats sont compatibles avec l’inexistence d’un risque additionnel quelconque pour une personne vivant ou travaillant avec un fumeur et pourraient même être compatibles avec l’existence d’un effet protecteur contre le cancer du poumon pour le tabagisme passif. »

Ce grand scoop a fait le tour du monde en quelques heures. De l’Alberta à l’Australie, des associations de restaurateurs ont sauté sur l’occasion pour remettre en question toute réglementation visant la protection des non-fumeurs dans leurs établissements.

Le seul hic, c’est que le Sunday Telegraph a sérieusement déformé les résultats de l’étude du CIRC, que ce soit par naïveté, sensationnalisme ou mauvaise volonté. L’OMS n’a jamais cherché à cacher les données; un compte-rendu avait été soumis au Journal of the National Cancer Institute (USA), et on attendait tout simplement sa publication avant de se lancer dans des commentaires publics. Et les résultats sont très loin de démontrer l’inexistence d’un risque de cancer du poumon chez le non-fumeur exposé.

« La prétendue négativité de cette étude est formellement contredite par les résultats soumis pour publication, a répliqué le CIRC par voie de communiqué de presse. En effet, une augmentation de 16 % du risque de cancer du poumon pour les conjoints non fumeurs de fumeurs, et une augmentation de 17 % de ce risque pour l’exposition au tabagisme professionnel ont été observées. »

Le chiffre de 16 % est extrêmement proche des résultats de la méta-analyse réalisée par la U.S. Environmental Protection Agency en 1992 : l’agence américaine évaluait à 19 % le risque relatif pour un non-fumeur vivant avec un fumeur, et se fondait sur cette évaluation pour classer la FTE parmi les agents cancérogènes de catégorie A (les plus dangereux dans le système américain).

C’est uniquement sur le plan des intervalles de confiance qu’il existe une divergence entre les conclusions de la EPA et les résultats obtenus par les chercheurs du CIRC – ce qui est tout à fait normal, puisque l’étude européenne ne portait que sur 650 cas de cancer du poumon et 1542 cas témoins, alors que l’échantillon considéré par l’agence américaine était beaucoup plus important.

En tenant compte de ce qu’on appelle souvent la « marge d’erreur » – l’intervalle à l’intérieur duquel on peut être confiant à 95 % du chiffre calculé – le risque relatif obtenu par l’étude du CIRC se situe entre 0,93 et 1,44.

Pour comprendre la signification de ces chiffres, on peut s’imaginer deux populations de nombre égal, comprenant chacune des millions de non-fumeurs. Dans le groupe A, on ne trouve que des gens qui n’ont jamais été exposés à la FTE à la maison. Puisqu’il existe tout de même d’autres causes du cancer du poumon que la fumée de tabac provenant de conjoints, il y aura 100 cancers du poumon dans ce groupe.

Dans le groupe B, composé exclusivement de non-fumeurs exposés à la FTE à la maison, l’étude du CIRC permet d’être sûr à 95 % qu’il y aura entre 93 et 144 cancers du poumon.

La conclusion qui s’impose, et que le Sunday Telegraph aurait dû rapporter, c’est que l’échantillon utilisé dans l’étude du CIRC était trop petit pour affirmer avec certitude que l’exposition à la FTE comporte un risque de cancer du poumon. (En termes scientifiques, le résultat est non significatif, ce qui n’est pas synonyme d’insignifiant.) C’est comme un sondage avec une marge d’erreur de 3,5 % indiquant que le PQ devance le PLQ de 3 points : en réalité, le PLQ est peut-être légèrement en avance, mais c’est tout de même peu probable, surtout si une vingtaine d’autres sondages place le PQ en tête…

Le rôle de British American Tobacco

Quelques jours après la publication de la fausse « nouvelle » dans le Telegraph, le prestigieux Comité scientifique sur le tabac et la santé du ministère anglais de la Santé a publié les résultats de sa propre méta-analyse, basée sur les résultats de 37 études portant sur le lien entre l’exposition à la FTE et le cancer du poumon.

Conclusion du rapport : le risque pour une non-fumeuse vivant avec un fumeur est de 24 % plus élevé que chez une non-fumeuse dont le conjoint n’a jamais fumé. L’intervalle de confiance est beaucoup plus petit que dans l’étude du CIRC; en tenant compte de la marge d’erreur, le risque se situe quelque part entre 13 % et 36 %. Dans ce cas-ci, l’échantillon est assez important pour que les résultats soient significatifs en termes statistiques.

En termes moins abstraits, cela équivaut à environ une centaine de cancers du poumon supplémentaires au Québec par année, ce qui est loin d’être négligeable.

Détail intéressant : la publication du rapport du Comité scientifique était prévue depuis plusieurs mois, et on s’attendait à ce que le gouvernement britannique en profite pour proposer une série de mesures de protection des non-fumeurs.

Autre détail intéressant : plusieurs des « conclusions » mises de l’avant dans le Sunday Telegraph étaient appuyées par des citations d’un porte-parole de British American Tobacco (société-mère d’Imperial Tobacco). De là à conclure que c’est BAT qui a monté le coup de A à Z pour discréditer à l’avance le rapport du Comité scientifique, il n’y a qu’un petit pas que Action on Smoking and Health, le principal organisme antitabac à Londres, n’a pas hésité à franchir.

Francis Thompson