Et si tout le monde arrêtait de fumer?

Chaque mesure de contrôle du tabac fait pousser les hauts cris : cela va entraîner des pertes d’emploi! Cela va provoquer des pertes fiscales! Or, dans les faits, la disparation du tabac risque de ne pas changer grand- chose à l’économie.

C'est l'organisme sans but lucratif Legacy qui a commandé after tobacco. Cette association a été mise sur pied à la suite du Master Settlement Agreement: une entente convenue entre les principaux cigarettiers et une cinquantaine d'États américains.

Il n’y a pas de doute : l’usage du tabac à la santé. Son impact sur l’économie, par contre, est moins clair : si moins de gens fument, y aura-t-il vraiment une explosion du chômage et des déficits publics?

Une quinzaine de chercheurs répondent avec soin à cette question dans After Tobacco : What Would Happen if americans Stopped Smoking? (Columbia university Press, 2011) [Après le tabac : que se passerait-il si les Américains cessaient de fumer?]. Cet ouvrage (commandé par l’organisme sans but lucratif américain Legacy) examine les répercussions économiques d’une baisse importante du tabagisme aux États-Unis, depuis les sommes versées par les cigarettiers aux organismes de charité en passant par les coûts du système de santé, les emplois dans le secteur agricole et les revenus du gouvernement.

Un impact difficile à calculer

Calculer précisément les conséquences financières de la cessation tabagique est extrêmement compliqué. On sait que les fumeurs guérissent moins vite d’une chirurgie, par exemple. Mais à quel point? Et combien d’argent cette « convalescence prolongée » coûte-t-elle aux contribuables? La qualité d’After Tobacco est de présenter en détail les méthodologies retenues par les chercheurs pour réaliser leurs calculs. Pour mesurer les conséquences économiques d’un air plus pur, ils ont imaginé qu’entre 2005 et 2025, le nombre de fumeurs diminuerait d’environ 4 %, ou de 23 % ou de 62 %. Un quatrième scénario présume que tous les fumeurs auraient disparu dès le début de la période, en 2005.


Les secteurs agricole et manufacturier

Une chute de 62 % du nombre de fumeurs aux États-Unis entraînerait une perte de 29 % des emplois dans les manufactures de tabac du pays. Pire : la majorité des ouvriers trouveraient un emploi moins bien payé. Cela « serait clairement un coup pour les travailleurs des manufactures de cigarettes, écrivent les auteurs. […] [Mais] le nombre de travailleurs affectés serait peu élevé. » En effet, en 2002, les usines de production de tabac employaient seulement 16 600 ouvriers, indiquent-ils. Sur 154 millions de travailleurs, c’est peu.

En fait, une chute additionnelle de la prévalence du tabagisme ne ferait qu’accentuer une tendance déjà établie. En effet, les secteurs agricoles et manufacturiers perdent du terrain depuis une trentaine d’années partout en Amérique du Nord. Entre les années 1980 et le début des années 2000, les manufactures de tabac ont perdu environ 55 % de leurs ouvriers. Quant au prix du tabac, il a chuté et, avec lui, les revenus des tabaculteurs. Tout cela, évidemment, n’est pas uniquement dû aux mesures de contrôle du tabac, mais à un ensemble de facteurs, dont l’ouverture des marchés, l’accroissement de la productivité et l’augmentation du tabac étranger dans les cigarettes… américaines.


Le commerce de détail

Le commerce de détail aux États-Unis ne souffrirait pas d’un air plus pur – même si, chez nos voisins du sud, une quarantaine de types de commerces peuvent vendre du tabac. En effet, même si le taux de tabagisme diminuait de 62 %, l’ensemble du secteur ne perdrait que 0,12 % de ses employés (ou environ 22 000 personnes). Si certains commerces y perdent, d’autres y gagnent, ce qui suggère que « l’argent libéré par la baisse d’une consommation de cigarettes peut être dépensé ailleurs », concluent les chercheurs.


Les restaurants et les bars

Contrairement à une perception populaire, les restaurants et les bars pâtissent très peu, dans l’ensemble, d’une baisse du tabagisme. Au contraire, les embauches ont continué à croître dans les restaurants et les bars situés dans des États qui ont interdit l’usage du tabac dans ce type de commerce entre 1995 et 2005. Plus précisément, le nombre d’emplois a augmenté dans les restaurants, compensant ainsi le ralentissement des embauches dans les bars. Au total, le secteur de la restauration n’a donc pas souffert, même si l’emploi y a augmenté légèrement moins vite que dans les États n’ayant pas ce genre d’interdiction.

Ces résultats concordent avec une recension de 31 études basées sur des mesures objectives, comme les ventes. En effet, une seule d’entre elles conclut à un impact négatif des politiques de lutte contre le tabagisme sur les bars et les restaurants. Les 30 autres concluent à un effet nul.


Système de santé

C’est sur le système de santé que le tabac a le plus grand impact. Conséquence : si 62 % des Américains qui fument écrasaient pour de bon, les États-Unis économiseraient minimalement 59 milliards de dollars en soins de santé entre 2006 et 2025. Et cela ne tient même pas compte des maladies causées par la fumée secondaire!


Revenus fiscaux

C’est vrai : quand le gouvernement hausse les taxes sur le tabac, il augmente  ses revenus. Par contre, cela ne dure pas : au bout de quelques années, ces taxes additionnelles entraînent une baisse de la consommation de tabac et… des taxes récoltées. « Les États avec des taxes élevées sur le tabac feraient face à un défi fiscal considérable pour remplacer cette perte de revenus […] [notamment] parce que les cigarettes comptent parmi les marchandises les plus taxées », écrivent les auteurs. Cela dit, ce défi peut être surmonté. Après tout, les taxes sur le tabac ont rapporté environ 800 millions de dollars au Québec en 2011-2012, soit… 1,2 % de ses revenus. Sans compter les économies en santé que réaliserait ce même gouvernement grâce à une chute du tabagisme.


Organismes de charité

Comme toutes les entreprises soucieuses de leur image, les cigarettiers versent de l’argent aux organismes de charité. Les sommes annoncées sont parfois importantes. Mais, au final, leur impact reste mineur. En 2005, « la philanthropie de l’industrie du tabac [représentait] seulement environ 3,2 % de toutes les contributions d’entreprise aux États-Unis et seulement 0,15 % du total philanthropique », écrivent les chercheurs. Si ces données étaient encore valides en 2011, cela aurait représenté 456 millions de dollars, selon Giving uSA 2012. C’est peu, sachant que, la même année, Philip Morris International a engrangé à lui seul des profits nets de 8,8 milliards $.


Application des mesures contre le tabagisme

« Les mesures [de lutte contre le tabagisme] ne s’appliquent pas toutes seules, […] [mais requièrent] des fonds publics », rappelle After Tobacco. Cela dit, elles ne coûtent pas toutes cher. Environ un tiers des États américains, par exemple, ont convenu d’une entente avec des nations autochtones, obligeant celles-ci à taxer le tabac qu’elles vendent et à en garder les revenus. Cette entente gagnant-gagnant permet à la fois de diminuer la contrebande et d’augmenter les fonds des Premières nations. Il existe une autre façon simple de réduire le coût des lois et règlements, notent les auteurs : augmenter le montant des taxes et des amendes!


Les fumeurs vulnérables

En 2004, la chercheuse américaine Bridget Grant a montré que près de la moitié des cigarettes aux États- Unis sont consommées par un tiers des Américains : ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale, d’alcoolisme ou de toxicomanie. L’entrée en vigueur de nouvelles mesures de contrôle du tabac risque d’avoir des répercussions importantes sur leur vie. Pour qu’ils arrivent à se débarrasser du tabac, il faudra proposer et implanter des stratégies efficaces et taillées sur mesure, concluent les auteurs.

Anick Labelle