Des compagnies de tabac sans but lucratif?

Est-ce que les compagnies de tabac constituent le mal incarné? Est-ce vraiment une industrie perfide comme certains le prétendent? Étonnamment, la réponse est non.

Certes, le tabac tue au-delà de 45 000 Canadiens par année – plus que les meurtres, le suicide, le SRAS, le virus du Nil, le sida, le smog, les accidents de la route, les drogues illicites et le terrorisme réunis. Plus encore que les attentats du 11 septembre 2001, à chaque mois. Les non-fumeurs comptent aussi parmi les morts : au moins 1 000 par année.

Malgré cela, les compagnies de tabac travaillent très fort pour accroître leur clientèle. Les filiales canadiennes de cette industrie dépensent annuellement plus de 170 millions $ seulement en promotion. Lobbying et litiges leur servent de fourberies pour retarder ou empêcher les mesures de protection de la santé, telles que les restrictions publicitaires et les interdictions de consommer du tabac dans les lieux publics.

Ces manigances industrielles fonctionnent – plus de 100 000 Canadiens s’initient au tabac chaque année. La moitié d’entre eux en décèderont.

Alors, pourquoi ne peut-on qualifier les compagnies de tabac de scélérats? Parce qu’elles ne font que répondre aux exigences des lois corporatives : générer le plus de profits possible et donc, maximiser les ventes de cigarettes. Les compagnies de tabac ne sont pas des représentantes du mal incarné. Ces machines programmées n’ont pas le choix d’agir ainsi.

Toutefois, en tant que citoyens au sein d’une démocratie, nous avons préséance sur le choix du modèle organisationnel de l’industrie canadienne du tabac. Nous pouvons décider de conserver l’ancien type d’administration corporative, ou nous pouvons le remplacer par une nouvelle gestion qui oeuvrerait à réduire le tabagisme.

Un nouveau type de fabricant pourrait être « programmé » pour fournir des cigarettes aux consommateurs, mais sans le mandat de prioriser les profits. On pourrait le doter de l’obligation légale de décourager l’adoption du tabagisme, d’appuyer et de collaborer aux initiatives de protection de la santé, et de soutenir la cessation tabagique. À ce sujet, notons que 70 % des fumeurs désirent arrêter de fumer, selon le Clinical Tobacco Intervention Bulletin. Bref, nous pouvons créer une industrie du tabac qui, en réalité, réduirait les niveaux de mortalité et de morbidité dus au tabagisme.

Une manufacture de tabac qui se fait aussi promotrice de la santé n’est pas une chimère. Autant au Canada qu’ailleurs, il existe de nombreuses organisations sans but lucratif qui connaissent d’énormes succès commerciaux. En plus de fournir produits et services, ces alternatives au mode corporatif bénéficient véritablement aux communautés.

Cette idée serait facilement appuyée par le public. Une enquête Environics, menée en octobre 2004, a sondé les Canadiens pour savoir à qui ils confieraient la protection du public, lorsqu’il est question de distribuer un produit comportant un risque reconnu pour la santé. Seulement 5 % des Canadiens feraient confiance à une corporation d’affaires. Plus de 80 % des répondants ont plutôt opté pour une agence gouvernementale, une organisation sans but lucratif ou une régie de mise en marché indépendante.

Certains émettront sans doute des objections à transformer l’industrie canadienne du tabac :

Une telle transaction serait trop coûteuse!

En fait, la valeur marchande des trois plus grosses compagnies canadiennes du tabac correspond à l’équivalent de 2 ans de taxes sur les cigarettes, somme que l’industrie elle-même estime à environ 8 milliards $ par année. En comparaison, le coût annuel du tabagisme pour l’économie canadienne est, selon Santé Canada, de 15 milliards $.

Ce processus nécessiterait l’expropriation…

La plupart des actionnaires accepteraient volontiers les offres intéressantes d’achat de leurs parts, qu’elles proviennent du secteur privé ou public. Avec les nombreuses poursuites judiciaires à l’horizon, le moment serait propice pour les investisseurs de se tirer d’affaire. Si les gestionnaires des compagnies de tabac résistent, l’expropriation accompagnée d’une compensation pour les actionnaires pourrait alors être utilisée, à l’instar des pratiques de construction d’oléoducs, de routes et des autres infrastructures considérées comme étant d’intérêt public.

Pourquoi ne pas simplement interdire le tabac?

Est-ce que cela a fonctionné dans le cas de l’alcool? Dans le cas de la guerre anti-drogue américaine? Rendre le tabagisme illégal ne ferait que créer une nouvelle catégorie de criminels – les nicotinomanes – et n’aiderait en rien ces personnes qui sont déjà des victimes de l’industrie du tabac.

Le gouvernement risque de ne pas lutter contre le tabagisme si les profits de la vente de cigarettes lui reviennent.

Les gouvernements perçoivent déjà des taxes sur les cigarettes, mais ce souci soulève tout de même un point important. Il ne faudrait pas que les gouvernements développent une dépendance aux revenus du tabac comme c’est le cas pour ceux du jeu. Les profits devraient être versés à une fondation indépendante qui financerait les programmes de contrôle du tabagisme.

Cela causerait des pertes d’emplois.

L’industrie du tabac diminue le nombre d’emplois qu’elle offre au Canada depuis des décennies, et seulement quelques milliers demeurent. Au fur et à mesure que la demande de cigarettes déclinera, le nouveau fabricant pourra compenser la perte d’emplois par attrition, la stratégie qui vise à progressivement et volontairement réduire ses ressources humaines. Le Canada pourrait ainsi devenir le leader mondial en « démarketing » du tabac, nous permettant même d’offrir cette expertise à l’étranger.

Nationaliser l’industrie ressemble à du socialisme!

L’idée d’un fabricant de tabac qui fait la promotion de la santé n’est pas plus socialiste que les sociétés d’épargne et de crédit, les magasins de l’Armée du Salut ou les gouvernements provinciaux. La transformation de l’industrie servirait un objectif de santé publique, et non une idéologie politique partisane.

Beaucoup de choses nous semblent impossibles jusqu’à ce qu’elles soient réalisées, comme la chute du mur de Berlin ou la fin de l’apartheid. Il en demeure que nous possédons le pouvoir de nous doter d’une industrie du tabac qui aide à réduire le tabagisme et qui collabore avec nos agences de santé publique, au lieu de lutter contre elles.

Au bout du compte, cette transformation permettrait de réduire le nombre de Canadiens qui décèdent du tabagisme chaque année. Dans ce débat, le fardeau de la preuve doit revenir à ceux qui croient que les profits monétaires valent plus que la vie humaine. C’est à eux de convaincre les victimes et leurs familles, ainsi que le reste du monde.

Nous n’éliminerons peut-être jamais complètement la vente de cigarettes. Mais leur mise en marché par une entreprise pro-santé sans but lucratif éliminerait la pression constante d’augmenter leur vente, et réduirait le taux de mortalité.

David Thompson, consultant en politiques publiques et co-auteur, avec Cynthia Callard et Neil Collishaw, du livre Curing the addiction to profits :a supply-side approach to phasing out tobacco, lancé en juin 2005. Ce texte est une synthèse de l’ouvrage.