Depuis le 31 mai, le Québec respire mieux!

Cette année, la Journée mondiale sans tabac – qui se célèbre tous les 31 mai – avait une saveur historique pour les Québécois. Une saveur certes, mais pas d’odeur, puisque depuis cette date, les restaurants et les bars de la province ont fait leurs adieux à la cigarette et à sa fumée. L’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur le tabac, qui était attendue par une forte majorité de gens et appréhendée par d’autres, s’est passée sans anicroche.

Malgré les prédictions apocalyptiques de certains groupes pro-tabac, ce n’est pas à la fin du monde, mais plutôt à la fin d’une époque – celle où il était encore permis de fumer à peu près n’importe où – que les fêtards, rassemblés dans les bars, ont pu assister.

Battage médiatique

Au cours des derniers mois, les grands quotidiens et médias électroniques de la province ont tour à tour alimenté les discussions entourant l’entrée en vigueur de la loi. Pas une seule semaine ne s’est passée sans qu’un dossier, un article, un éditorial, une lettre d’opinion ou un entrefilet sur le sujet ne soit publié. La chef du Service de lutte contre le tabagisme, Lise Talbot, ainsi que les porte-parole des groupes antitabac ont multiplié les entrevues. Même le président de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec (CPBBTQ), Renaud Poulin, a fait la promotion de la loi, notamment au cours d’une tournée des régions qui a duré trois semaines.

Après avoir rencontré le ministre de la Santé, Philippe Couillard, au mois de mars, M. Poulin a accepté de contribuer au succès de la loi. « En partant du principe qu’il n’y avait plus rien à faire au niveau politique, on était mieux de discuter pour que la loi puisse être acceptée par notre clientèle fumeuse », a-t-il expliqué. Le droit d’aménager des fumoirs à l’extérieur des bars, accordé par le ministre, a contribué à apaiser les craintes des tenanciers. C’est pour s’assurer que ceux-ci connaissent et comprennent bien la loi que le président de la CPBBTQ a sillonné le Québec.

Terrasses pour fumeurs?

Le ministre Couillard a permis l’aménagement de fumoirs extérieurs. Cela veut-il dire que les non-fumeurs ne pourront plus boire un verre dehors sans subir la fumée? « Si dans quelques mois on constate que les terrasses sont devenues de vrais fumoirs, on va se poser de sérieuses questions », a précisé le ministre lors d’un point de presse tenu fin mai. Rappelons que l’usage du tabac est permis sur les terrasses non recouvertes ou sur celles qui n’ont pas de murs, ni de dispositifs de fermeture. À l’inverse, les bars et les restaurants peuvent aménager des fumoirs extérieurs complètement fermés à condition qu’aucune boisson ou nourriture n’y soit consommée.

Respect de la loi

Le gouvernement a débloqué un million $ pour promouvoir la Loi sur le tabac. En plus des publicités radiophoniques et imprimées, une section complète du site Internet du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSSQ) a été bonifiée. On y retrouve entre autres des logos, des affiches, des documents d’information et bien sûr, le texte et les principaux faits saillants de la loi.

Afin que la réglementation soit respectée, 31 aides-inspecteurs ont été engagés par le MSSSQ pour prêter main-forte aux 44 inspecteurs déjà en poste dans leur surveillance des bars et restaurants de la province. Le 1er juin, la plupart des médias ont rapporté que l’entrée en vigueur s’est passée « dans le calme ». Seulement quatre infractions avaient été enregistrées au cours de la semaine suivant le 31 mai.

Info-tabac, qui a mené sa propre « enquête », a constaté que les restrictions sur l’usage du tabac sont aussi bien appliquées dans des bars de villages qu’au Casino de Montréal. Dans une des salles de bingo visitées au lendemain de l’interdiction de fumer, l’animateur a remercié les clients de s’être présentés en aussi grand nombre. Même si les joueurs pouvaient dorénavant distinguer sans difficulté leur troisième voisin de chaise, environ la moitié d’entre eux sont sortis fumer, lors d’une pause instaurée pour les accommoder.

Droit des municipalités

Pour ceux qui croyaient que le droit des municipalités d’adopter des règlements plus sévères que la loi provinciale avait été relégué aux oubliettes, la Loi sur les compétences municipales – en vigueur depuis janvier 2006 – vient combler le vide remarqué dans la législation antitabac.

En effet, le premier alinéa de l’article 6 indique que « toute municipalité locale peut notamment prévoir toute prohibition ». De plus, l’article 85 stipule que « toute municipalité locale peut adopter tout règlement pour assurer la paix, l’ordre, le bon gouvernement et le bien-être général de sa population. »

L’arrondissement de Lachine, à Montréal, a profité de cette possibilité. En vertu d’une résolution adoptée le 13 mars, elle interdit de fumer à neuf mètres des portes de tous les édifices appartenant à l’arrondissement (bibliothèque, mairie, etc.) alors que cet aspect de la loi provinciale ne touche que les centres de santé et les établissements scolaires. De plus, les employés ne pourront plus fumer dans les véhicules municipaux, et ce, même s’ils sont seuls à bord.

Des précurseurs honorés

Le 31 mai, plusieurs groupes antitabac se sont rassemblés au Pub St-Paul, situé dans le Vieux-Montréal, pour souligner cette victoire historique. Ceux-ci ont d’ailleurs rendu hommage aux anciens ministres Clifford Lincoln et Jean Rochon, qui ont tous les deux été des pionniers dans ce domaine.

Nommé ministre de l’Environnement par Robert Bourassa, M. Lincoln a expliqué comment, en 1986, il a tenu tête à un cabinet de fumeurs pour réussir, avec sa Loi sur la protection des non-fumeurs dans certains lieux publics, à faire sortir la cigarette des salles de cours, des hôpitaux et des autobus. Quant à Jean Rochon, qui était ministre de la Santé sous le gouvernement de Lucien Bouchard, il a dû affronter un Parti québécois au long passé tabagique, pour faire adopter la première Loi sur le tabac du Québec, en 1998.

Le courage des premiers bars et restaurants à avoir banni la cigarette, alors qu’aucune loi ne les y obligeait, a été salué. On a aussi souligné la détermination de la ville de Gatineau, qui, en menaçant de devenir la première à interdire la fumée, a poussé le gouvernement à intervenir. N’étant pas en reste, le ministre Couillard, qui prenait part aux festivités organisées au bar l’Ozone à Québec, a évidemment été honoré. Plusieurs débits de boisson ont fêté ce moment historique, à la manière d’un Bye-bye du Nouvel An, organisant des décomptes des heures, minutes et secondes précédant l’interdiction.

Un tournant décisif

Une quinzaine de groupes de santé ont convié la presse le 30 mai, pour expliquer en quoi l’entrée en vigueur représente un tournant décisif pour la société québécoise. « Grâce à ses campagnes de désinformation, à ses groupes de façade et à ses nombreux partenaires, l’industrie du tabac avait jusqu’à maintenant réussi à éviter que l’usage de ses produits soit convenablement réglementé, a relaté le directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, François Damphousse. Avec la loi, même les employés de la restauration et des bars pourront travailler dans des environnements sains. »

Au nom des 250 000 Québécois souffrant de MPOC (maladies pulmonaires obstructives chroniques) et des 700 000 asthmatiques qui pourront dorénavant sortir de chez eux sans risquer d’être « étouffés » par la fumée, le directeur général de l’Association pulmonaire du Québec, Louis Brisson, a remercié tous ceux qui ont contribué à l’adoption de la loi. Le coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Louis Gauvin, a également invité les non-fumeurs à se réapproprier les bars qu’ils ont trop longtemps désertés, tout en rappelant aux fumeurs qu’ils y sont toujours les bienvenus, même si leur cigarette ne l’est plus.

Consensus populaire

Le 9 mai, les résultats d’un sondage mené par la firme Ipsos Reid, pour le Conseil canadien pour le contrôle du tabac et Pfizer Santé grand public, révélaient que 93 % des Québécois sont maintenant en faveur des restrictions sur l’usage du tabac dans les endroits publics. De plus, 81 % croient que cette mesure va inciter les fumeurs à abandonner la cigarette.

La compagnie Pfizer a d’ailleurs lancé une campagne médiatique de plus de 2 millions $ afin de promouvoir l’utilisation de ses thérapies de remplacement de la nicotine. Rappelons qu’une étude, réalisée par le Département des sciences économiques de l’UQÀM en 2005, révélait que chaque baisse de 1 % du tabagisme équivaut à une économie de 114 millions $ pour la santé publique.

Des bars clandestins?

Un autre sondage, celui-là publié au début juin dans la revue L’Actualité, indiquait que 55 % des Québécois pensent que « l’interdiction totale de la cigarette dans les restaurants et les bars risque de mener à la création d’établissements fumeurs clandestins ou de clubs privés ». Entre autres véhiculée par le groupe monchoix.ca – qui, faut-il le rappeler, puise son financement auprès du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac – cette idée n’est pas partagée par Renaud Poulin : « Depuis l’avènement des « after-hour », on ne voit presque plus de bars clandestins et ceux qui subsistent sont généralement détenus par des groupes criminalisés. »

« Un bar, c’est avant tout un endroit pour se divertir et socialiser alors je ne crois pas que les gens vont rester ancrés chez eux tout seuls pour pouvoir fumer », a-t-il conclu.

L’Ontario écrase également

Le Québec n’est pas seul à profiter d’un air plus sain depuis le 31 mai. L’Ontario a aussi choisi cette journée pour bannir la cigarette de ses endroits publics, en vertu de la Loi favorisant un Ontario sans fumée. Comme ici, il est interdit d’aménager des fumoirs ventilés dans les restaurants et les bars ou de fumer sur les terrasses recouvertes d’un toit. Puisque plusieurs villes de cette province étaient déjà « sans fumée », l’entrée en vigueur de la législation – qui s’est passée en douceur – a fait couler moins d’encre que chez nous.

Afin d’éviter que 800 000 cendriers ne prennent le chemin du dépotoir, Recyc-Québec a invité les tenanciers de bars et propriétaires de restaurants à se départir de façon responsable de ceux qu’ils ont en leur possession. Qu’ils soient de verre, de plastique, de métal ou même de céramique, les cendriers seront récupérés par les différents éco-centres de la province puisqu’ils ne peuvent être recueillis lors de la collecte sélective hebdomadaire. Ils seront pour la plupart transformés, notamment en abrasifs.

Machine distributrices cherchent compensation

Le 15 mai, le Regroupement des exploitants de distributrices automatiques de cigarettes (REDAC) et la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante ont demandé au gouvernement de les indemniser. En vertu de la nouvelle loi, maintenir ou laisser en place un appareil servant à la vente de cigarettes est interdit. Ces organismes ont prétendu qu’une compensation de 5 à 7 millions $ permettrait d’éviter que de petits entrepreneurs ne soient acculés à la faillite. Questionné sur le sujet en janvier, le ministre Couillard n’avait pas l’intention de dédommager ces commerçants.

Indemnisation ou non, certaines distributrices auront droit à une seconde vie. En effet, l’organisme sans but lucratif Archive Montréal profitera de l’entrée en vigueur de la loi, pour acquérir à bas prix, plusieurs de ces appareils. Dans le cadre de son projet Distroboto, ils seront reconvertis en distributrices d’objets d’art miniatures que les gens peuvent se procurer pour la modique somme de 2 $. Depuis 2004, cinq de ces machines sont déjà en opération à Montréal.

Un Canada sans fumée

À la mi-mai, le sénateur libéral Marc Harb a déposé une motion au Sénat pour que la Loi sur la santé des non-fumeurs soit révisée afin d’interdire les fumoirs ventilés qui sont encore permis dans les édifices de juridiction fédérale de certaines provinces canadiennes telles que la Colombie-Britannique, la Saskatchewan, Terre-Neuve et l’Île-du-Prince-Édouard. Selon lui, il en va de la crédibilité du Canada (qui se définit comme un leader en matière de lutte antitabac) à l’étranger et sur le plan national. Même si le Sénat s’est prononcé en faveur de la proposition le 7 juin, il faut maintenant convaincre la Chambre des communes d’en faire autant.

Josée Hamelin