Contrebande du tabac : la pression monte autour des Mohawks

Il y a eu beaucoup d’action dans le dossier de la contrebande du tabac depuis quelques mois. Soutenue par l’industrie du tabac, une association de dépanneurs a lancé la Coalition nationale contre le tabac de contrebande, laquelle tient des rencontres régionales pour sensibiliser les médias et les politiciens à ses doléances.

Par contre, ce mouvement est boycotté par les groupes de santé qui avaient déjà mis sur pied leur propre coalition dédiée au problème. Les défenseurs de la santé publique dénoncent non seulement les cigarettes à bas prix offertes sur le marché noir, mais également le fait que celles-ci empêchent l’Ontario et le Québec d’accroître leurs taxations provinciales, lesquelles sont les plus basses au pays.

Du côté politique, le gouvernement canadien a annoncé qu’il irait jusqu’à démanteler les manufactures illégales. Au Québec, les partis d’opposition demandent au gouvernement Charest d’agir. Début juin, signe d’ouverture ou réaction à la pression qui monte autour d’eux, des chefs mohawks ont affirmé que les Premières Nations étaient prêtes à travailler avec le pouvoir fédéral pour réglementer le commerce du tabac ou pour trouver de nouvelles opportunités d’affaires.

L’AQDA contre l’ADA

En 2007, pour lutter contre les cigarettes illicites qui lui enlèveraient près du tiers de ses clients au Québec et en Ontario, l’industrie du tabac s’est associée à l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA) pour tenir un forum contre le marché noir, lequel a été suivi du lancement d’une coalition sur le même thème.

Nouvellement fondée, l’ACDA comprend notamment Alimentation Couche-Tard, qui vend pour plus d’un demi-milliard $ en cigarettes dans son réseau de 2 000 magasins. Signalons que cette imposante chaîne de dépanneurs s’est récemment dissociée de l’Association des détaillants en alimentation (ADA) du Québec pour former une filiale québécoise de l’ACDA, l’AQDA (pour Association québécoise des dépanneurs en alimentation). Le différend portait entre autres sur les heures d’affaires des commerces. Pour sa part, l’AQDA met surtout l’accent sur certains dossiers du tabac, tels que la contrebande, les étalages et la vente aux mineurs.

Coalition de dépanneurs

La Coalition nationale contre le tabac de contrebande, parrainée par l’ACDA et financée par l’industrie du tabac, a intensifié ses activités au printemps dernier. Elle a lancé un attrayant site Web, au www.enrayezlacontrebande.ca, dont la page d’accueil montre un adolescent à qui « des criminels vendent des cigarettes illicites ». Mettant en vedette le directeur de l’AQDA, Michel Gadbois, cette coalition a tenu une série de séminaires régionaux sur des dossiers du tabac, de même que des conférences de presse. M. Gadbois y est présenté comme le « leader du mouvement de contestation des dépanneurs qui a incité les gouvernements à baisser les taxes en 1994 ». Même si le site Web et les communiqués de l’ACDA ne le spécifient pas encore, le charismatique leader réclame maintenant une baisse substantielle de la taxation du tabac.

Du côté de la santé

L’ACDA avait invité certains organismes de santé à joindre sa campagne. Généralement, leur réponse fut négative. Pour sa part, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) a dévoilé, sur son site Web, une lettre envoyée fin mai au président de l’ACDA, Dave Bryans. Le refus de la CQCT de s’associer aux dépanneurs repose sur quatre raisons. Premièrement, le mouvement antitabac s’oppose à toute baisse des taxes, qui aurait des conséquences désastreuses pour la santé publique. Deuxièmement, selon la CQCT, le groupe mené par Michel Gadbois ferait preuve de mauvaise foi en réécrivant la situation des années 1990 ; par exemple, la contrebande du tabac provenait alors de l’industrie canadienne elle-même et non pas de manufactures autochtones, un élément dont il faut tenir compte. Troisièmement, la CQCT évoque le manque de crédibilité de M. Gadbois, lequel a déjà travaillé comme relationniste pour Rothmans Benson and Hedges puis pour Imasco (propriétaire d’Imperial Tobacco à l’époque), en plus d’avoir indirectement fait la promotion des ventes illégales en 1992 et 1993. Enfin, la coalition antitabac, dirigée par Louis Gauvin, veut se dissocier de l’argument selon lequel les cigarettes légales seraient moins nocives que celles de contrebande.

Objectifs ultimes opposés

Mais primordialement, les groupes de santé ne font pas front commun avec l’ACDA et l’AQDA parce que, même si tous combattent la contrebande, ils ont des objectifs ultimes diamétralement opposés. Les premiers souhaitent l’éradication du tabagisme et les secondes, financées et conseillées par l’industrie du tabac, veulent vendre plus de cigarettes.

La CQCT appuie plutôt la Campagne pour l’action sur la contrebande de cigarettes et la santé, regroupant 100 organismes et lancée en avril 2007 par la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac. Le communiqué d’alors de ce mouvement citait entre autres une déclaration de Rob Cunningham, analyste principal des politiques à la Société canadienne du cancer, selon qui « la clé pour prévenir la contrebande est d’éliminer la source d’approvisionnement », et du directeur québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, François Damphousse. Le marché noir étant l’obstacle principal à la lutte contre le tabagisme au Québec et en Ontario – provinces qui constituent 62 % de la population canadienne – M. Damphousse dédie la majeure partie de son temps au problème. Il préside la campagne pancanadienne sur le sujet.

Comité parlementaire

En mai et juin, un comité de députés du Parlement canadien, celui de la Sécurité publique et nationale, a consacré plusieurs séances à la contrebande du tabac, y faisant témoigner MM. Cunningham et Damphousse, de même que des agences fédérales, des compagnies de tabac, M. Gadbois et certains leaders autochtones. M. Cunningham a exposé neuf recommandations susceptibles d’enrayer le marché noir. Il a reconnu qu’une bonne partie du problème se situait du côté américain de la réserve d’Akwesasne. Quant aux leaders mohawks Michael Delisle, de Kahnawake, et Cheryl Jacobs, d’Akwesasne, ils ont d’abord soutenu que la fabrication autochtone des cigarettes n’était pas une activité criminelle mais bien un commerce légitime. Ils ont toutefois fait preuve d’ouverture pour discuter avec le gouvernement, tout en voulant aborder d’autres sujets, tels que leurs frontières et les possibilités de commerce alternatif.

Plan de la GRC

Les réunions du comité parlementaire ont commencé le 7 mai, soit le jour même où le ministre de la Sécurité publique du Canada, Stockwell Day, dévoilait la nouvelle Stratégie de lutte contre le tabac de contrebande de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Ce plan d’une cinquantaine de pages prévoit des efforts de coordination entre les entités fédérales, une sensibilisation du public aux dangers du marché noir et des opérations de démantèlement des manufactures illégales. La GRC envisage la réaffectation temporaire de policiers près des zones à risque.

Multiplication des arrestations

Au Québec, le gouvernement Charest hésite toujours à sévir dans ou autour des réserves mohawks. À l’Assemblée nationale le 13 mai, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard, celui de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, et celui du Revenu, Jean-Marc Fournier, ont brièvement répondu aux questions des deux partis d’opposition sur le fléau de la contrebande, entre autres sur le manque de collaboration des autorités mohawks, dont le service de police est pourtant financé par Québec. Évitant la question autochtone, les ministres Fournier et Dupuis ont rapporté la hausse des ressources consacrées à la contrebande et la multiplication des arrestations parmi les Blancs.

Quant au chef de l’opposition, Mario Dumont, il avait fait un point de presse le 9 mai dans un dépanneur de Saint-Philippe, près de la réserve de Kahnawake. Il a sommé le gouvernement libéral de faire appliquer la loi à tous, sur tout le territoire, sans exception. Déplorant les torts causés aux dépanneurs, il a exigé une intervention immédiate. « Ils ont raison d’être en colère, a-t-il déclaré. Une poignée de contrebandiers enfreignent délibérément les lois sur la réserve de Kahnawake alors que les honnêtes commerçants se plient de bonne foi aux règles. »

Plusieurs fois questionné par les journalistes au sujet de la contrebande, le ministre du Revenu Jean-Marc Fournier a dit craindre les « effets collatéraux » d’une intervention musclée en territoire mohawk, faisant allusion à la crise de 1990 alors que les régions d’Oka et de Châteauguay avaient été le théâtre de longs sièges militaires.

Projet VITAL

La police de Laval a lancé un projet pilote pour contrer la vente illégale de tabac sur son territoire. Le projet VITAL, pour Vente Illégale de Tabac À Laval, à qui seront affectés cinq enquêteurs, est financé par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.

Son dépliant invite la population à rapporter tout acte illégal de vente de tabac au 450-978-8222. Plusieurs indices trahissent le tabac de contrebande, tel que l’absence de mise en garde sur les paquets, des transactions dans un bar, un restaurant ou une résidence. Les amendes aux contrevenants peuvent aller jusqu’à 50 000 $.

Denis Côté