Tous actionnaires des compagnies de tabac!

Régimes de retraite publics
Les gouvernements sont parfois des drôles de bêtes : alors qu’ils financent des programmes de lutte contre le tabagisme, ils acceptent que les régimes de retraite publics investissent dans des compagnies de tabac.

En clair : ils combattent la cigarette tout en espérant que les profits des cigarettiers augmenteront afin de maintenir les régimes de retraite à flot. Pour les groupes prosanté, cela est immoral et illogique, d’autant plus que plusieurs provinces ont entamé des poursuites judiciaires contre les producteurs de tabac ou s’apprêtent à le faire (voir l’article en page couverture).

Selon Médecins pour un Canada sans fumée, par exemple, l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada détenait en mars 2011 plus de sept millions d’actions dans différentes compagnies de tabac – pour une valeur de 218 millions $ – sur des actifs totaux de 161 milliards $.

538 millions $ dans le tabac

La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDP) est aussi actionnaire des cigarettiers. Le bas de laine des Québécois – qui gère notamment les fonds de la Société de l’assurance automobile du Québec et la Régie des rentes du Québec – détenait en décembre dernier 16 millions d’actions dans le tabac pour une valeur totale de 538 millions $.

Cela semble beaucoup, mais ne représente que 0,3 % des actifs de la CDP, qui totalisent 159 milliards $. « Ces investissements ont toutefois une grande valeur symbolique puisque les cigarettiers vont à l’encontre de nos politiques de santé publique », dit Flory Doucas, codirectrice de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT). Le symbole, en tout cas, a pris de l’ampleur : entre 2010 et 2011, le nombre d’actions que la CDP détient dans le tabac a augmenté de 62 %!

Officiellement, le Québec a pourtant la volonté de se défaire de sa dépendance d’une industrie qui tue un utilisateur régulier sur deux. En 2006, par exemple, la province a adopté un décret la liant à la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac. Or, l’article 5.3 de cette Convention exige que « les Parties veillent à ce que [leurs] politiques [de lutte antitabac] ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux de l’industrie ». Les Directives pour l’application de l’article 5.3, encore plus précises, indiquent que « les organisations gouvernementales et leurs organes ne devraient pas avoir d’intérêt financier dans l’industrie du tabac ». A priori, avec ses 538 millions $ investis chez les cigarettiers, la CDP contrevient à ces règles.

Obligations internationales non respectées

Fin 2011, l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) et l’Alliance pour la Convention-cadre ont donc écrit au ministère des Relations internationales pour qu’il s’explique à ce sujet. La réponse est venue quelques semaines plus tard : « L’article 5.3 de la Convention est dépourvu d’obligations normatives en regard de la détention […] d’actions dans l’industrie du tabac ». En clair : elle fait des recommandations, mais ne comporte aucune obligation.

Pour Daniel Turp, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal spécialisé dans les traités internationaux, cela est complètement faux. « L’article 5.3 crée une obligation parce qu’il est rédigé au présent : il dit ‘les Parties veillent’ et non ‘devraient veiller ou sont invitées à veiller’. » Certes, les Directives pour l’application de l’article ne font que des recommandations. « Mais un gouvernement qui veut respecter l’esprit de la Convention les mettra tout de même en oeuvre », ajoute M. Turp.

L’autre argument de nos élus : la CDP est indépendante et libre de ses placements. « Le gouvernement ne peut pas se réfugier de la sorte derrière une société d’État », commente Daniel Turp. Surtout que c’est lui qui nomme une bonne part du conseil d’administration de la CDP. Et que, selon la Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec, « les biens en la possession de la Caisse sont la propriété de l’État ».

Les dirigeants de la CDP ont refusé de répondre à la plupart de nos questions. Mais, suite à la demande de l’ADNF et de l’Alliance pour la Convention-cadre, ils ont justifié leurs placements dans le tabac à quelques reprises dans différents médias. Voici un résumé de leurs arguments.

La CDP soutient notamment qu’elle n’a guère le choix d’investir dans les cigarettiers parce qu’elle copie des indices. Les indices (comme le S&P 500 ou le CAC 40) sont des « paniers » qui contiennent un ensemble représentatif d’entreprises d’un pays ou d’une région donné. En copiant un indice, un gestionnaire diversifie son portefeuille et, donc, en théorie, résiste mieux aux soubresauts du marché. Certes. Mais si plusieurs indices incluent des actions de cigarettiers, plusieurs n’en contiennent pas, comme l’indice composé canadien S&P/TSX.

Une industrie rentable… à court terme

Les dirigeants de la CDP rappellent aussi à quel point les actions dans le tabac rapportent gros. C’est vrai : dans la dernière année, celles-ci ont gagné environ 30 % plus de valeur que celles du S&P 500, selon MarketWatch. Pratique. D’autant plus que la Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec oblige la CDP à rechercher « le rendement optimal ».

Cette rentabilité est toutefois bien relative, estime Flory Doucas. « En investissant dans ces compagnies, nous leur donnons les moyens de miner nos efforts de lutte au tabagisme, ce qui nous coûte cher en soins de santé ou en productivité perdue, dit-elle. Et il ne faut pas oublier que les procès contre les cigarettiers pourraient leur être très coûteux. »

N’empêche : à court terme, il reste difficile de résister aux profits du tabac. Le Washington County Retirement Board, par exemple, a vendu toutes ses actions dans les cigarettiers en 1997 pour les racheter… en 2009. Selon l’Investment Management Weekly, il voulait ainsi augmenter ses bénéfices du fonds qui avaient diminué de 30 %.

Des alternatives viables

Il y a pourtant moyen de faire autrement. Les régimes de retraite de la Nouvelle-Zélande et de la Norvège, par exemple, n’incluent aucun placement dans le tabac depuis 2007 et 2010, respectivement. Depuis 2000, c’est aussi le cas du California State Teachers’ Retirement System (CalSTRS), le plus gros régime de retraite du milieu de l’éducation américain. « Les procès visant les produits du tabac rendaient ces placements plus risqués », explique le porte-parole du CalSTRS. Selon ses propres calculs, le fonds de retraite aurait toutefois engrangé un milliard $ de plus s’il avait conservé ses actions dans le tabac! Mais, pour le CalSRTS, il n’y a pas que l’argent qui compte : désormais, avant d’investir dans une entreprise, il tient compte de son impact sur la santé humaine.

Au Canada, l’Alberta Investment Management Corp. (AIMCo) a vendu en 2011 toutes les actions qu’il détenait directement des cigarettiers à la demande du gouvernement provincial. Ce dernier s’apprête à déposer une poursuite contre les manufacturiers du tabac en vue de recouvrer les frais encourus pour soigner les maladies liées à la cigarette. L’AIMCo serait le premier régime de retraite canadien à agir de la sorte, rapporte Mercer, une firme de consultation en ressources humaines.

La CDP devrait suivre son exemple, dit François Damphousse, directeur du Québec pour l’ADNF. « Cela devrait être d’autant plus facile que ses placements dans le tabac ne représentent que 0,3 % de ses actifs. »

Anick Perreault-Labelle