Les amis de l’industrie

L’industrie du tabac n’a plus la cote. Cependant, quelques organismes « indépendants » la défendent encore. Pourquoi se font-ils l’écho d’entreprises qui vendent un produit toxique et dont les méthodes commerciales ont été sanctionnées par les tribunaux?

Il n’y a pas de doute : l’industrie du tabac traîne un lourd passé. Elle engendre des coûts énormes pour la société en termes de maladies, de décès et de productivité perdue. Elle a aussi été condamnée pour fraude aux États-Unis et a payé de fortes amendes pour son rôle dans la contrebande au Canada. Malgré cela, elle garde encore des partisans au Québec. On connaît déjà certains groupes proches de l’industrie, comme l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation du Québec. Mais les cigarettiers ont aussi des amis auprès de certains organismes à vocation économique comme la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ), le Conseil du patronat du Québec (CPQ), l’Institut économique de Montréal (IEDM) et l’Institut Fraser. Bien que ces organismes se disent indépendants et rigoureux, leurs positions sur le tabac de contrebande sont très proches de celles des cigarettiers et vont… à l’encontre des faits.

Des positions douteuses

Tous ces groupes s’opposent, à divers degrés, à des taxes plus élevées sur les produits du tabac. À l’image des cigarettiers, ils jugent que cette ponction fiscale, loin de réduire le tabagisme, amène les fumeurs vers le marché noir. Cette position reflète toutefois bien mal la réalité. En effet, le Québec est à la fois la province canadienne où les taxes sur le tabac sont les moins élevées et l’un des centres de la contrebande les plus importants au Canada. On le voit, de multiples facteurs influencent le marché noir du tabac, dont les actions gouvernementales pour y mettre fin.

Contrebande vs taxes

Si l’État augmente le nombre d’enquêteurs spécialisés et investit dans de nouvelles technologies, par exemple, il peut hausser les taxes sur les produits du tabac sans que la contrebande fasse de même. Ainsi, au Québec, les taxes sur le tabac ont grimpé depuis 2012. À l’inverse, la part du tabac de contrebande demeure stable à plus ou moins 15 % depuis 2011. En fait, le marché noir du tabac a chuté de 30 % à 15 % depuis environ 2009. C’est du moins ce qu’estime le ministère des Finances du Québec ainsi que… Philip Morris International et Imperial Tobacco. La clé du succès? Un budget dédié à la lutte contre la contrebande qui atteint désormais presque 20 millions de dollars par année.

La mauvaise foi des « amis de l’industrie »

Fernand Turcotte

Malgré ces faits, la Fédération des chambres de commerce du Québec et l’Institut Fraser continuent de s’opposer aux hausses des taxes. Ils continuent aussi à chiffrer le marché de la contrebande à 30 % ou à le qualifier de « problème grandissant ». C’est ce que fait la Coalition nationale de lutte contre la contrebande de tabac (un groupe proche de l’industrie) dans les mandats qu’elle a confiés à ses trois lobbyistes enregistrés auprès du Registre des lobbyistes du Québec. « Certains disent que les hausses de taxes poussent des dépanneurs à la faillite, mais c’est une exagération, dit la Dre Geneviève Bois, porte-parole pour la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. Selon les données mêmes de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation, le nombre de dépanneurs a augmenté au Québec entre 2008 et 2012. » « C’est de la mauvaise foi : l’impact des taxes sur le tabagisme a été bien démontré », renchérit le Dr Fernand Turcotte, professeur émérite au Département de médecine sociale et préventive de la Faculté de médecine de l’Université Laval, qui bataille contre le tabac depuis la fin des années 1960.

Comment expliquer ces positions de l’IEDM ou de la Fédération des chambres de commerce du Québec, pourtant rompus aux analyses économiques? À quelques exceptions près, les amis de l’industrie ont rarement des liens directs avec les cigarettiers. Certes, Yves-Thomas Dorval a été le porte-parole d’Imperial Tobacco Canada pendant au moins une dizaine d’années avant d’être nommé président-directeur général du Conseil du patronat du Québec. Mais les liens entre ces organismes économiques et l’industrie sont rarement aussi visibles.

« S’ils soutiennent autant les cigarettiers, c’est parce qu’ils sont achetés par eux, tranche le Dr Fernand Turcotte. Nous n’en n’avons pas de preuves directes, mais le fait qu’ils refusent de divulguer leurs sources de financement est très suspect. » Environ 35 % des fonds de l’Institut Fraser, par exemple, proviennent des entreprises. Quelles entreprises? L’Institut refuse de le dire. La Fédération des chambres de commerce du Québec, pour sa part, se finance notamment à même les cotisations de ses membres (dont Imperial Tobacco Canada). Mais elle refuse de préciser si ces cotisations sont fixes ou si elles dépendent des revenus de chaque membre.

Le Cercle canadien de Montréal : une tribune pour les cigarettiers

À deux reprises, au cours des dernières années, le Cercle canadien de Montréal a invité à sa tribune les plus hauts dirigeants d’Imperial Tobacco : M. Benjamin Kemball, en 2009, et Mme Marie Polet, en 2014. Le premier a vilipendé le tabac de contrebande; la deuxième a qualifié la réglementation d’inefficace et d’excessive. On peut questionner le choix de ces orateurs (et leur vision quelque peu vieux jeu) pour un organisme qui se dit « branché sur l’évolution de notre société » et se veut le lieu privilégié « des idées, visions et initiatives innovantes. »

Un point de vue naïf

Les amis de l’industrie nient défendre l’industrie du tabac. « Notre mission est strictement économique, dit Françoise Bertrand, présidente-directrice générale de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Nous défendons les entreprises légales et le développement économique qu’elles amènent. » « C’est un peu naïf, affirme François Damphousse, directeur du bureau du Québec de l’Association pour les droits des non-fumeurs. Oui, l’industrie du tabac est légale, mais, au Canada, elle a payé des amendes de plus d’un milliard de dollars pour avoir soutenu le marché de la contrebande et, aux États-Unis, elle a été condamnée pour fraude. Est-ce vraiment un modèle d’affaires que la Fédération défend? »

L’Institut Fraser et l’IEDM se positionnent plutôt comme des défendeurs de la liberté. « Nous défendons la qualité de vie », dit le président de l’Institut Fraser, Niels Veldhuis. Mais, pour lui, vivre sans fumée n’en fait pas partie. « Le tabagisme est un choix personnel », dit-il. L’IEDM, de son côté, « analyse combien coûtent les politiques publiques et combien elles rapportent », résume Jasmin Guénette, vice-président de l’organisme. Évidemment, l’IEDM conclut que le gouvernement y perd en augmentant les taxes, mais ses calculs ne tiennent pas la route. En effet, les taxes sur les produits du tabac rapportent chaque année environ un milliard de dollars au gouvernement du Québec. Mais, chaque année, le tabac fait perdre quatre milliards de dollars au Québec, calculait le Centre canadien de lutte contre les toxicomanies en 2002. Ces coûts incluent notamment les soins hospitaliers donnés aux victimes du tabac, les incendies causés par les produits du tabac et les travailleurs qui sont plus souvent malades à cause de leur tabagisme. Bref, à long terme, tout le monde gagne à se débarrasser du tabac, même les entreprises!

Anick Perreault-Labelle