1er juin-3 juin : Bataille d’économistes : chiffres et supercheries

Un des facteurs qui a retardé le dépôt d’une nouvelle loi québécoise sur le tabac était la nécessité, suite à une décision du Sommet socio-économique à l’automne 1996, d’en évaluer l’impact économique.

Cinq économistes de l’Université du Québec à Montréal et de l’Hôpital Général de Montréal, dont Pierre Fortin, ont donc été chargés de rédiger une volumineuse étude d’impact. (Voir « La lutte au tabagisme est rentable, conclut une équipe de chercheurs ».)

L’industrie du tabac se devait bien sûr de s’attaquer à la crédibilité de cette étude, qui indiquait qu’aucune catastrophe économique ne s’abattrait sur le Québec suite à l’adoption de nouvelles mesures antitabac et que ces mesures auraient même un impact net très positif à long terme. Les cigarettiers ont donc engagé trois économistes libertaires, dont le controversé Pierre Lemieux, pour tenter de démolir l’étude d’impact en commission parlementaire.

L’essentiel de leur critique était très simple : les économistes engagés par le ministère auraient péché contre les canons des sciences économiques en ne tenant compte ni des économies engendrées par le décès prématuré de fumeurs, ni de la valeur du plaisir ressenti par les fumeurs quand ils s’adonnent au tabagisme.

Jean-Luc Migué, professeur à l’École nationale d’administration publique, a repris à son compte la fausse « nouvelle » de mars dernier, disséminée par le journal londonien Sunday Telegraph et prétendant qu’il existait une étude de l’Organisation mondiale de la santé démontrant que la fumée secondaire n’est pas nocive. Il n’a pas manqué non plus d’évoquer le fameux « symposium international de McGill » en 1989 sur les effets de la fumée secondaire.

Ce « symposium » est régulièrement cité par les militants antitabac comme l’exemple type du faux colloque scientifique : il s’agissait d’une rencontre organisée entièrement par l’industrie du tabac, dont le seul lien avec l’université montréalaise était le fait d’y avoir loué des salles de réunion. Les communications présentées à cette rencontre n’ont pas été soumises à la révision des pairs, comme l’exigerait la pratique scientifique, et les invités, triés sur le volet, étaient nombreux à recevoir des subventions de l’industrie, fait soulevé quelques minutes plus tard par le ministre Rochon lui-même.

Bien sûr, si la fumée secondaire ne créait aucun problème de santé, l’impact économique de toute réglementation visant à limiter l’exposition à ce polluant serait plutôt négatif…

Les auteurs de l’étude d’impact, qui étaient présents dans la salle mais qui n’avaient pas reçu le mémoire des économistes de l’industrie à l’avance, ont eu une heure de témoignage pour tenter de corriger le tir. (Dans sa couverture de l’événement, La Presse ne les a pas cités une seule fois.) L’essentiel de leur message était que des mesures de contrôle du tabac auront un impact positif mais minime sur l’emploi, et que l’impact sur les coûts de santé tardera à se faire sentir, mais sera considérable à long terme.

Pierre-Yves Crémieux, un autre économiste de l’UQAM, a mis les députés en garde contre une confiance aveugle dans l’efficacité des mécanismes de marché pour régler les problèmes sociaux. « Ce n’est pas parce que les Blancs américains préféraient et pouvaient se payer des restaurants ou des autobus où les Noirs étaient exclus que le gouvernement devait rester inactif », a-t-il noté.

Pour sa part, Pierre Fortin s’est attaqué à « l’affirmation que le fumeur qui fume traduit essentiellement ses préférences, et que ces préférences-là doivent s’exercer en toute liberté dans une société démocratique. » Cette argumentation ne tient pas compte du fait que les gens se mettent à fumer au cours de l’adolescence, avant de pouvoir prendre une décision éclairée et sans comprendre véritablement les conséquences à long terme de leur choix. Plus tard, c’est la dépendance à la nicotine qui les empêche de prendre des décisions avisées.

C’est avec cet intéressant duel d’économistes que se terminaient les consultations publiques de la Commission des affaires sociales, qui en tout a entendu 35 groupes en quatre jours de travaux, pour en arriver finalement à la conclusion qu’une adoption rapide du projet de loi 444 est souhaitable.

Dans ses remarques finales, le ministre Rochon a précisé qu’il continue de viser une interdiction rapide de la commandite par les cigarettiers.

Du côté des libéraux, on maintient un « préjugé favorable à la santé publique », tout en s’inquiétant, selon le porte-parole Pierre Marsan, du « véritable désir du premier ministre » à agir rapidement.

Francis Thompson